L’Ecole de Francfort et la French Theory : des leurres promus par la CIA

Michael Josselson (au centre) et Melvin Lasky (à droite).

Gabriel Rockhill et Frances Stonor Saunders ont minutieusement documenté et analysé l’implication de la CIA dans la stratégie de récupération et de redéfinition du marxisme par le canal de l’École de Francfort, notamment à travers le financement occulte via les Fondations Rockefeller et Ford. Leur objectif : neutraliser le potentiel révolutionnaire du marxisme réel au profit d’un marxisme « critique » dépolitisé et compatible avec la politique américaine de guerre froide.

Rockhill expose comment, dès les années 1940-1950, l’Institut pour la Recherche Sociale (École de Francfort) reçoit d’importants financements de la Fondation Rockefeller, véritable levier du soft power états-unien, employé pour influencer la production intellectuelle européenne et contrer l’influence soviétique. La Fondation Rockefeller soutient, entre autres, le retour de Max Horkheimer à Francfort en 1948 et finance des projets liés à la communication de masse, dirigés par Paul Lazarsfeld — alors associé au gouvernement américain, particulièrement dans le domaine de la propagande de guerre psychologique. Nelson Rockefeller, à cette période, agit en tant que « super-coordinateur » des opérations clandestines, utilisant la Fondation comme écran pour des financements indirects de la CIA, jusqu’à l’époque de la commission Church qui en révéla l’ampleur.

Revue Encounter

Frances Stonor Saunders, dans « Qui a payé le Piper ? – The CIA and the Cultural Cold War », décrit avec précision le vaste système de financement occulte mis en place par la CIA, utilisant en façade des fondations telles que Ford ou Rockefeller pour soutenir le Congrès pour la liberté de la culture et sa revue Encounter.
L’objectif clair : encourager une version du marxisme débarrassée de tout engagement révolutionnaire et de toute critique fondamentale du capitalisme occidental. Ces dispositifs pilotés par les secteurs les plus stratégies du renseignement américain, transformèrent la production intellectuelle, commandant des revues, des ouvrages, des conférences et des expositions artistiques jusque dans les universités occidentales.

Melvin Lasky

Le rôle de Melvin Lasky s’avère ici déterminant : éditorialiste américain, il fonde en 1948 Der Monat à Berlin avec le financement du Plan Marshall et du gouvernement américain. Ce mensuel vise spécifiquement à conquérir les élites intellectuelles d’Allemagne de l’Ouest contre l’influence soviétique, en combinant ouverture d’esprit, anti-soviétisme et défense du capitalisme « progressiste ». Plus tard, Lasky dirigera de 1958 à 1991 Encounter, organe-clé du Congrès pour la liberté de la culture et projet phare de la CIA, qui fera intervenir la plupart des grands intellectuels d’Europe occidentale, y compris certains membres de l’École de Francfort tels Adorno ou Arendt.

Revue Der Monat

Ce « phagocytage » a eu deux types de conséquences majeures sur le marxisme occidental : d’un côté, la transformation d’un marxisme « critique » en une pensée largement abstraite, coupée de tout ancrage dans la pratique révolutionnaire réelle ; de l’autre, la disqualification implicite (voire explicite) de la tradition marxiste-léniniste et des mouvements communistes compétitifs qualifiés de « totalitaires » ou de « fascistes ». L’École de Francfort, tout en se présentant progressiste, se trouve ainsi récupérée pour servir un agenda anti-soviétique et anti-communiste, ce qui, aux yeux de certaines critiques, fit d’elle un véritable boulet ou obstacle à l’approfondissement d’un marxisme révolutionnaire vivant.

Revue Encounter

Dans les décennies suivantes, la « French Theory » (Lacan, Foucault, Derrida, Barthes, etc.) semble reprendre le flambeau du prestige intellectuel hérité de l’École de Francfort, mais sur un terrain encore plus désengagé. Selon Gabriel Rockhill, la CIA comprend très tôt l’intérêt de promouvoir cette pensée post-marxiste, complexe, parfois absconse, mais critique juste ce qu’il faut du système sans jamais le menacer structurellement. L’agence va jusqu’à faire étudier ces penseurs par ses agents et appuyer leur diffusion dans les universités américaines, y voyant l’alternative idéale à un marxisme perçu comme trop mobilisateur ou dangereux pour l’ordre libéral. La « French Theory », donc, va bientôt exercer la même fascination dans le monde académique que l’École de Francfort, tout en étant parfaitement intégrée aux enjeux du soft power états-unien

En conclusion, la trajectoire de l’École de Francfort illustre un processus de capture idéologique, où un certain marxisme, expurgé de ses dimensions révolutionnaires et absorbé dans les circuits du capital culturel occidental, finalement servi d’outil à la stratégie de domination intellectuelle américaine. Par la suite, la « French Theory » reprend le même rôle, incarnant la critique tolérée, gérée et promue jusque dans les meilleures universités américaines, et achevant de marginaliser ce que Rockhill nommait le « marxisme réel » : une pensée combative, ancrée dans la praxis, et toujours donc suspecte aux yeux des puissances de l’ordre établi.

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