L’opium, la CIA et la French Connection

Irving Brown, agent de la CIA et les frères Guérini.

Le trafic de drogue toléré ou exploité par l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam constitue une des pages les plus sombres et controversées de l’histoire contemporaine. Ce phénomène, qui trouve ses racines tant dans les stratégies de la guerre froide que dans l’héritage du crime organisé international notamment la French Connection qui a impliqué un croisement d’intérêts entre militaires, agents secrets, chefs de tribus, autorités sud-vietnamiennes et réseaux mafieux américains.

Les origines : La French Connection

La « French Connection » désigne le réseau, piloté par le milieu corso-marseillais, ayant dominé le trafic mondial d’héroïne des années 1930 aux années 1970. Cette organisation, au départ assez artisanale dans les années 1930 autour de figures comme Paul Carbone et François Spirito, prend de l’ampleur dans les années 1950-1960 sous l’impulsion du clan Guérini et de plusieurs chimistes talentueux à Marseille. Les laboratoires transforment l’opium d’Indochine en héroïne, revenus via des filières associant mafias italiennes et américaines. Dans les années 1960, la French Connection alimentait jusqu’à 80% de la consommation américaine d’héroïne, soit près de 40 tonnes par an.

Ce trafic a prospéré sur fond de passivité, voire de complicité de certaines autorités, et la répression franco-américaine, qui culmine en 1973, n’a supprimé que la branche marseillaise, le système s’étant déjà partiellement délocalisé et mondialisé.

Guerre du Vietnam : entre guerre secrète et narco-politique

Pendant la guerre du Vietnam, la CIA et l’armée américaine nouent des alliances avec certaines ethnies périphériques en particulier les Hmongs du Laos, dirigés par le général Vang Pao. L’objectif : contrer les Viet Cong dans des zones montagneuses peu accessibles. Pour financer et motiver ces tribus tout en entretenant leur autonomie, des tolérances sont accordées au trafic d’opium dont elles vivent traditionnellement. Les opérations américaines, comme le soutien logistique de la CIA, facilitent parfois le transport de marchandises d’opium du « Triangle d’Or » (Laos, Birmanie, Thaïlande) vers les marchés mondiaux, y compris Saïgon, Marseille, puis les États-Unis.

Fumerie d’opium au Laos.

Certains membres du haut commandement sud-vietnamien, tels que Nguyễn Cao Kỳ, ont été accusés d’utiliser les moyens de transport militaires américains (souvents fournis pour des « opérations spéciales ») afin d’acheminer l’opium depuis le Laos vers le Sud-Vietnam. Les rapports de l’époque mentionnent l’implication d’officiels à tous les niveaux du gouvernement sud-vietnamien, les couvertures politiques jouant un rôle-clé pour protéger les filières et limiter les enquêtes.

Les réseaux mafieux américains

Aux États-Unis, les organisations criminelles italiennes, notamment la Cosa Nostra et les familles siciliennes, sont les principales bénéficiaires de ce flux d’héroïne venue d’Asie via les relais marseillais. La mafia new-yorkaise, de Chicago, mais aussi diverses organisations italo-américaines, dominent la distribution en gros, tandis que des gangs locaux assurent la vente de rue. Ces réseaux, pour certains directement liés à la French Connection (notamment via des figures comme Lucien Sarti ou Auguste Ricord), distribuent la drogue à l’échelle du continent nord-américain.

Dans les années 1970, malgré de nombreuses arrestations et l’effondrement partiel de la French Connection, les mafias italiennes et, progressivement, les cartels mexicains, reprennent la main, s’adaptant et renouvelant leurs méthodes d’importation. Le contrôle du trafic de drogue devient, pour ces organisations, une source de puissance équivalente ou supérieure à leurs activités traditionnelles.

François Spirito.

Une convergence de logiques

Ce système triangulaire ethnies d’Indochine, intermédiaires marseillais, mafias américaines témoigne de la convergence paradoxale entre tactique militaire, activités clandestines des États et économie criminelle mondiale. La guerre du Vietnam a servi de matrice à la transnationalisation du narcotrafic, tandis que les besoins financiers des opérations clandestines américaines et la passivité de certains services français ou vietnamiens ont accéléré le développement de réseaux criminels d’une ampleur inédite.

L’héritage de cette période, mêlant intérêts géopolitiques et logiques mafieuses, a laissé des traces durables dans la structuration contemporaine du narcotrafic et dans la culture politique de la guerre secrète, où la « fin » justifie parfois des moyens moralment douteux, dont la tolérance au crime organisé n’est que l’un des exemples les plus marquants.

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