
Le soutien britannique à Mussolini : services secrets, financement et réalpolitik au début du fascisme
L’ascension de Benito Mussolini ne peut se comprendre qu’à travers l’enchevêtrement de dynamiques internes et de jeux de puissance internationaux. Si l’Italie d’après-guerre a connu une instabilité sociale profonde, certains soutiens extérieurs, notamment britanniques, ont joué un rôle non négligeable dans la consolidation du fascisme. Les archives et recherches d’historiens contemporains ont mis en lumière les financements secrets et la bienveillance politique dont Mussolini a bénéficié de la part du Royaume-Uni dans les années cruciales de 1917 à 1922.
Le contexte italien : un pays au bord de l’explosion (1919-1920)
La fin de la Première Guerre mondiale laisse l’Italie exsangue. Endettée, isolée, frustrée par une « victoire mutilée » (expression forgée par le nationaliste Gabriele D’Annunzio), elle connaît un « biennio rosso » (1919-1920) marqué par des grèves, des occupations d’usines et une agitation paysanne. Les élites craignent une contagion révolutionnaire à l’image de la Russie bolchevique.
Pour Londres, cette perspective était alarmante. L’Italie était un maillon stratégique au cœur de la Méditerranée et un partenaire commercial essentiel. Toute fragilisation risquait d’affecter le contrôle maritime britannique et de nuire aux échanges avec le Proche-Orient et l’Afrique du Nord.
Mussolini : de socialiste révolutionnaire à intermédiaire utile
Avant de devenir le chef des Fasci di combattimento , Mussolini s’était fait remarquer comme directeur du journal socialiste Avanti ! . Exclu du Parti socialiste en 1914 pour son bellicisme, il fonde alors Il Popolo d’Italia grâce à des financements d’industriels italiens favorables à l’entrée en guerre… et grâce à des fonds britanniques, via l’attaché militaire à Rome, le colonel Sir Samuel Hoare.
Des archives déclassifiées du Secret Intelligence Service (MI6) indiquent que, dès l’automne 1917, Mussolini a reçu des sommes mensuelles d’environ 100 £ — une fortune relative à l’époque — afin d’assurer la poursuite de sa propagande interventionniste. Cet argent permet à son journal de mettre en avant un nationalisme offensif, anti-germanique, et surtout profondément anticommuniste.
Les réseaux britanniques et le financement occulte
Les canaux de soutien passaient par Bruxelles, Genève et surtout par l’ambassade britannique à Rome. Bien que le versement de fonds ait été interrompu après la guerre, de nombreux historiens estiment que Londres continue d’alimenter de façon indirecte Il Popolo d’Italia par l’intermédiaire d’industries italiennes liées au capital international, notamment ceux du secteur de l’acier et de l’armement.
Le MI6 et l’Intelligence Department de l’Amirauté poursuivaient un objectif clair : endiguer la montée de la gauche révolutionnaire tout en renforçant un interlocuteur politique capable de préserver la stabilité intérieure. L’idéologie de Mussolini importait moins que son efficacité dans la lutte contre le socialisme.
La marche sur Rome sous regard bienveillant de Londres
En octobre 1922, Mussolini organise la fameuse « marche sur Rome ». Un putsch qui impressionne davantage par l’effet de masse que par une véritable force militaire organisée. Les autorités libérales italiennes cèdent, et le roi Victor-Emmanuel III charge Mussolini d’ancien gouvernement.

Londres, loin de condamner cette prise de pouvoir non démocratique, adopte une attitude de complaisance diplomatique . Des télégrammes du Foreign Office montrent une approbation prudente : Mussolini est perçu comme un homme fort capable de stabiliser l’Italie et de maintenir le pays dans le camp occidental.
La presse anglaise relaye parfois cette vision positive : certains éditorialistes du Times soulignent son avènement comme une « régénération nationale », tandis que les milieux industriels britanniques applaudissent un rapprochement économique avec un gouvernement plus stable que les cabinets libéraux précédents.
Le calcul britannique : stabilité contre démocratie
La politique britannique s’inscrivait dans une logique de « realpolitik ». Face au spectre bolchevique, la démocratie italienne paraissait trop fragile. Dans la stratégie de Londres, le fascisme apparaissait comme le « moindre mal ». Comme l’a souligné l’historien MacGregor Knox, les Britanniques, tout en connaissant la brutalité du mouvement, jugèrent son triomphe comme préférable à l’expansion du socialisme révolutionnaire, notamment dans le nord industriel italien.

En d’autres termes, le soutien britannique à Mussolini fut moins idéologique que stratégique : empêcher l’instabilité sociale de menacer la Méditerranée, sécuriser les intérêts financiers et commerciaux, et maintenir l’Italie dans la sphère d’influence occidental.
Conséquences et réévaluation historique
Avec le recul, ce calcul s’avéra tragiquement erroné. Le fascisme, une fois consolidé, ne se limite pas à juguler la gauche italienne : il installa une dictature de vingt ans, fondée sur la violence politique, la suppression des libertés et l’expansionnisme impérial. Londres, en fermant les yeux puis en entretenant des relations pragmatiques, a contribué à l’émergence d’un régime qui, allié plus tard à l’Allemagne nazie, allait plonger l’Europe dans une nouvelle guerre mondiale.
Les travaux de l’historien Mauro Canali insistent sur ce paradoxe de la politique britannique : soucieuse de contenir la menace immédiate du communisme, elle favorise l’émergence d’une menace bien plus durable et destructrice.

L’exemple du soutien britannique à Mussolini illustre une leçon récurrente de l’histoire : dans les moments de crise, les puissances sont tentées de privilégier la stabilité à court terme au prix d’associations risquées avec des forces autoritaires. L’argent et l’assentiment discret offerts par Londres entre 1917 et 1922 ont permis à Mussolini d’asseoir sa propagande, de structurer son mouvement et de s’imposer comme un acteur incontournable sur la scène italienne.
Cette responsabilité n’exonère évidemment pas la société italienne de sa propre dynamique politique, mais elle rappelle qu’aucune idéologie totalitaire n’émerge dans un vide international. Derrière Mussolini, il y avait aussi l’ombre pragmatique des services secrets britanniques.


