La guerre psychologique en Algérie.

Paul-Alain Léger au téléphone

Au cœur de la guerre d’Algérie, l’armée française a développé des méthodes de guerre psychologique pour contrer le Front de Libération Nationale (FLN). Le Centre d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla (CIPCG), situé près d’Arzew, fut créé en 1957 comme école de formation des cadres à cette nouvelle forme de guerre, dite « révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire ».

L’École d’Arzew

Denis Leroux, historien contemporain spécialisé dans les 5e bureaux, a mis en lumière dans sa thèse comment cette école a tenté de former des officiers aux méthodes d’action psychologique, mêlant propagande, actions sociales, encadrement des populations, et renseignement. L’objectif était de créer une armée capable de dépasser le simple combat militaire pour devenir un instrument de transformation politique et sociale, en particulier pour intégrer les populations musulmanes dans la défense de la présence française. Cette formation s’appuyait sur l’étude des doctrines révolutionnaires, notamment celles inspirées par Mao, et sur une connaissance approfondie de la société algérienne et de ses particularités culturelles.

En pratique, les agents formés devaient monter des structures clandestines parallèles à celles du FLN, faire de la contre-insurrection en quadrillant les territoires, et engager des populations dans la lutte contre l’insurrection par la propagande et l’action psychologique, parfois en recourant à la torture ou aux purges internes au FLN.

Le Camp des Cinq Palmiers : un laboratoire de la pacification

Le camp des Cinq Palmiers, situé dans la région du Dahra entre Oran et Alger, fut l’un des centres majeurs d’action psychologique et de pacification pendant la guerre. En plus d’être un camp militaire, c’était un lieu où s’exerçait une forme de rééducation politique, sociale et militaire des populations algériennes prises dans le conflit.

Le Camp des Cinq Palmiers 

Aux Cinq Palmiers, le 2e bataillon du 2e Régiment d’infanterie coloniale s’illustre par une intense activité de contrôle des populations, combinant interrogatoires, torture, propagande et mise en place d’assemblées villageoises pro-françaises. Ces assemblées visaient à casser le rejet populaire du régime colonial et à organiser une collaboration locale sous surveillance militaire. Ces actions, regroupées sous le terme d’« action psychologique », visaient à émietter et à désorganiser les réseaux du FLN en déployant un contrôle quasi totalitaire sur les populations civiles.

Le camp exerce notamment une forme de rééducation, avec des séances obligatoires pour tous les hommes adultes de la région, mêlant propagande, interrogatoire et contrôle social. Cette politique appuyée sur la violence atteignit son paroxysme avec la multiplication des arrestations et des purges des militants indépendantistes, contribuant à fracturer profondément la société algérienne locale.

La doctrine militaire et l’action psychologique selon Charles Lacheroy

Le colonel Charles Lacheroy, officier supérieur et théoricien militaire, fut l’un des grands inspirateurs de la doctrine de la guerre révolutionnaire appliquée en Algérie. Son expérience en Indochine lui permet d’élaborer une théorie selon laquelle la guerre moderne contre des mouvements révolutionnaires implique d’étendre le combat au champ politique, social et psychologique.

Charles Lacheroy.

Lacheroy a développé l’idée d’un « troisième homme » dans la chaîne de commandement, chargé de prendre en compte les dimensions humaines et psychologiques du conflit, au même titre que les aspects tactiques et logistiques. Il considérait la guerre psychologique comme une arme indispensable, notamment face à des adversaires très organisés sur le plan sociopolitique, au sein de ce qu’il nommait les « hiérarchies parallèles » du Viet Minh puis du FLN.

Ouvrage de Charles Lacheroy.

Sa conférence de 1957 à la Sorbonne sur la guerre révolutionnaire et l’arme psychologique fut déterminante pour la diffusion de ses idées. Il y expose notamment son schéma en cinq phases de la guerre révolutionnaire (calme apparent, terrorisme, radicalisation, structuration politico-militaire, insurrection générale) et insiste sur la nécessité d’une action psychologique intégrée dans la stratégie militaire. Lacheroy participe également à la création du 5e bureau, unité de l’état-major dédiée à la guerre psychologique. Ses méthodes incluaient la propagande, la manipulation des populations, le renseignement et parfois des pratiques controversées comme la torture, même si l’historien Paul Villatoux nuance son rôle direct dans ces dérives.

La Bleuïte : une guerre psychologique d’infiltration et de désinformation

La « Bleuïte » désigne une opération secrète du SDECE (services français de renseignement) menée à partir de 1957 sous l’impulsion du capitaine Paul-Alain Léger, officier parachutiste expert en contre-insurrection et disciple des doctrines de Lacheroy. Elle consistait à infiltrer le FLN avec des agents « retournés » habillés en bleu de travail, d’où le nom de « bleus », qui fournissaient de fausses informations et semaient le doute à l’intérieur des réseaux indépendantistes.

 Livre autobiographique de Paul-Alain Léger.

Cette désinformation orchestrée induisit une vague de purges sanglantes à l’intérieur du FLN, notamment dans la Wilaya III sous Amirouche, lors de laquelle plusieurs milliers de membres furent tués par leurs propres camarades convaincus de trahison. La Bleuïte affaiblit durablement l’ALN en noyant ses structures dans la suspicion et la terreur interne, tandis que Léger se posait en « patron » secret du FLN à Alger en manipulant efficacement sa hiérarchie.

Parmi les actions marquantes de cette opération, l’arrestation de Yacef Saâdi, la localisation puis la mort d’Ali la Pointe furent directement issues des renseignements et manipulations du GRE (Groupe de renseignements et d’exploitation) piloté par Léger. Le contrôle du courrier entre Alger et les wilayas permet de manipuler la direction indépendantiste à distance, préparant des attentats « contrôlés » afin de maintenir l’illusion de vitalité de la rébellion, tout en limitant les dommages réels. Cette stratégie fut également désignée comme une « guerre parallèle » à la bataille d’Alger.

Ouvrage de Paul et Marie Catherine Villatoux.

La guerre psychologique en Algérie, incarnée par des structures comme le Centre d’instruction d’Arzew, le 5e bureau commandé par Charles Lacheroy, et les opérations de terrain comme celles conduites aux Cinq Palmiers ou dans la Bleuïte, illustre un tournant majeur dans l’usage de la force militaire. Au-delà de la violence physique classique, la conquête des esprits, la manipulation des loyautés, et l’ingérence dans les dynamiques sociales devinrent des outils de guerre à part entière.

Les écrits et les carrières de Denis Leroux, Paul-Alain Léger et Charles Lacheroy permettent de comprendre cette guerre multiforme où l’armée française, en tentant de « révolutionnariser » son action, s’engagea dans des pratiques d’exception dont les conséquences humaines et politiques furent majeures et dont l’impact se prolongea bien après la fin du conflit algérien.

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