
Le terme de « lavage de cerveau » , aujourd’hui devenu banal dans les discours médiatiques et politiques, a une origine précise : il a été popularisé au début des années 1950 par un journaliste et agent d’influence américain, Edward Hunter . Son rôle se situe à l’intersection des campagnes de guerre psychologique menées par les États-Unis pendant la guerre froide et des travaux plus secrets de la CIA sur la manipulation mentale.
Hunter, du journalisme à la propagande
Edward Hunter (1902‑1978) fit carrière comme journaliste et correspondant de guerre. Dans les années 1930-40, il travailla pour des agences de presse et des journaux américains, notamment en Espagne et en Asie. Mais il n’était pas seulement un observateur : plusieurs recherches documentées montrent qu’il agissait également comme agent sous contrat pour la CIA , ou du moins comme « propagandiste d’influence » lié à ses opérations psychologiques.

Lors de la guerre de Corée (1950‑1953), Hunter fut mobilisé dans la bataille des idées. Constatant que des prisonniers de guerre américains capturés par les forces nord‑coréennes et chinoises semblaient avoir des propositions favorables au communisme ou s’accusaient publiquement de crimes de guerre, il écrivit une série d’articles affirmant que ces soldats avaient été de « techniques inédites » victimes de lavage de cerveau.
Le néologisme « lavage de cerveau »
Le mot lui-même est une invention sémantique. Hunter s’inspire d’une expression chinoise, xǐnǎo (洗脑) , traduit « laver le cerveau », utilisée dans le contexte maoïste pour désigner la rééducation idéologique. Il traduit et popularisa ce terme en anglais, forgeant le néologisme « brainwashing » dès 1950 dans ses articles pour le Miami News puis dans le livre Brain-washing in Red China (1951).
Ce cadrage a eu un très fort impact en Occident : plutôt que de parler d’endoctrinement ou de propagande, Hunter a imposé l’idée que le communisme pratiquait une technique quasi scientifique de contrôle mental, susceptible de transformer des individus libres en automates idéologiques.
Un outil de guerre psychologique
La CIA comprit rapidement l’intérêt de cette thématique. L’idée de « lavage de cerveau » servait à expliquer les comportements des prisonniers américains, à justifier certains échecs militaires et à légitimer les opérations psychologiques américaines. En présentant le communisme comme capable d’arracher la liberté intérieure, le concept alimentait le climat de peur et de vigilance de la guerre froide.
Cependant, dès les années 1950, la CIA ne se limite pas à exploiter le mot : elle lance ses propres recherches sur la manipulation mentale dans le cadre des
programmes MK-ULTRA et projets connexes. Ces études, menées notamment sous la direction de Sidney Gottlieb, exploraient les effets de drogues psychoactives (LSD), de l’hypnose, de la privation sensorielle et d’autres méthodes expérimentales.

La préoccupation centrale de l’Agence n’était pas exactement la même que celle décrite par Hunter. Là où le « lavage de cerveau » médiatique désignait un conditionnement idéologique prolongé, la CIA cherchait plutôt des moyens de briser la résistance psychologique d’individus lors d’interrogatoires et d’obtenir des informations.
« Le Programme MK-Ultra » Archives Tribune Populaire.
Réactions critiques et débats
Les psychologues et psychiatres occidentaux furent divisés. Certains, comme le psychiatre américain Robert Jay Lifton ou le chercheur Edgar Schein, explorèrent sérieusement les méthodes de la rééducation maoïste. Lifton, par ses études sur les prisonniers américains, décrivit des techniques de persuasion coercitive , mais il rejetait l’idée d’un contrôle mental absolu. Le « lavage de cerveau » au sens mythifié par Hunter lui semblait plus relever du slogan politique que de la science.
D’autres chercheurs soulignèrent que l’endoctrinement intensif pouvait briser des personnalités fragiles mais que la majorité des prisonniers reprenaient leurs positions une fois revenus aux États-Unis. L’image d’une technique « infaillible » de lavage de cerveau était donc largement exagérée.
Une notion durable dans la culture
Malgré ces critiques, le concept de « lavage de cerveau » a connu une postérité considérable. Dans les médias, il est devenu synonyme de manipulation psychologique totale : on le retrouve dans la littérature, les films, les débats publics sur les sectes ou sur la publicité. Le roman The Manchurian Candidate (1959) et son adaptation cinématographique illustraient cette peur d’hommes transformés en assassins programmés par l’ennemi.
Pour la CIA, Hunter reste un relais utile. Ses écrits, bien qu’empreints de propagande, permettaient de donner une explication simple et frappante à la guerre psychologique que menaient les États-Unis contre l’URSS et la Chine. Ses affirmations contribuent également à justifier la dépense de millions de dollars dans des recherches souvent opaques et controversées.
Héritage problématique
Aujourd’hui, les historiens considèrent qu’Edward Hunter fut moins un témoin qu’un fabricant de récit . Son invention sémantique ne décrivait pas seulement une réalité chinoise ; elle exprimait les angoisses américaines des années 1950 et servit d’arme discursive. Le « lavage de cerveau » est ainsi devenu un mythe politique : il contient un noyau d’observations réelles sur la rééducation maoïste, mais fut amplifié et transfiguré en menace globale par les services et les médias occidentaux.
Quant à la CIA, son rôle fut paradoxal. D’un côté, elle diffuse largement l’idée de « lavage de cerveau » via Hunter et d’autres relais ; de l’autre, ses propres projets de manipulation psychologique étaient entourés de secret et n’eurent pas les succès qu’impliquait la rhétorique publique. La révélation des expérimentations de MK‑ULTRA dans les années 1970 montra que l’Agence, obsédée par la peur de perdre la guerre psychologique, n’hésitait pas à tenter les mêmes méthodes qu’elle dénonçait chez l’adversaire.
Edward Hunter incarne le rôle des intermédiaires entre journalisme et opérations clandestines dans la guerre froide. En diffusant le mot « brainwashing », il a contribué à inscrire la peur de la manipulation mentale au cœur de l’imaginaire occidental. Le terme reste encore aujourd’hui chargé d’ambiguïté : à la fois expression populaire pour désigner toute influence excessive, et rappel d’une époque où le langage faisait partie intégrante des armes psychologiques déployées par la CIA et ses relais médiatiques.