L’opération Mockingbird : la pressetituée à la CIA.

Frank G Wisner.

L’opération Mockingbird (littéralement « oiseau moqueur ») est une campagne secrète de la CIA lancée à la fin de l’année 1948 sous l’impulsion de Frank Gardiner Wisner, alors chef de la planification au sein du Bureau de la coordination des politiques (OPC), un département clandestin chargé des opérations psychologiques et actions secrètes. Ce programme visait à infiltrer les grands médias américains et étrangers pour peser sur l’opinion publique et l’orienter dans le cadre de la guerre froide, principalement contre l’influence communiste soviétique.

Contexte et origines

Dans la guerre idéologique qui opposait les États-Unis à l’Union soviétique après 1947, la bataille pour le contrôle de l’information et de l’opinion publique est devenue aussi cruciale que les affrontements militaires. La CIA considérait alors la propagande comme une arme stratégique essentielle, capable de façonner à la fois l’opinion interne américaine et celle des pays alliés ou ennemis. Frank Wisner, premier architecte de cette vision, a créé le projet Mockingbird pour recruter et contrôler des journalistes, des rédacteurs et des médias influents américains.

Le Mighty Wurlitzer de Frank Wisner

Le terme « Mighty Wurlitzer » (le puissant orgue Wurlitzer) est une métaphore employée par Wisner pour décrire l’utilisation extensive et coordonnée de la propagande. Comme un orgue pouvant jouer d’innombrables fils à la demande, il imaginait un réseau tentaculaire capable de faire vibrer l’opinion publique « à la manière » selon les intérêts de la CIA. Le projet Mockingbird s’inscrivait comme un instrument majeur, voire la pièce maîtresse, de ce Mighty Wurlitzer, en mettant au service de la CIA les médias de masse, un vecteur puissant de formation des croyances et des perceptions.

Sous la direction de Wisner, la CIA a réussi à infiltrer des titres majeurs comme The Washington Post, New York Herald Tribune, Life, The New York Times et de nombreuses agences de presse. Les journalistes ou influences recrutés, au nombre augmentant à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers, écrivent parfois des articles sur commande, parfois alimentés par des informations classifiées fournies par la CIA. Ce système sert à promouvoir la ligne anticommuniste, à discréditer les opposants, à censurer certains sujets gênants et à manipuler l’opinion publique américaine et internationale.

Mécanismes et portée

La mainmise sur la presse ne se limitait pas à quelques articles : c’était un effort systématique, utilisant aussi des financements occultes, des contacts dans l’industrie du cinéma et de la télévision, l’influence sur les syndicats et les organisations internationales. Selon les enquêtes du Sénat américain dans les années 1970 (Commission Church), environ 400 journalistes étaient directement engagés, et près de 3000 personnes au total travaillaient sur ces activités de propagande.

L’opération a eu une influence majeure pendant la guerre froide, dès les années 1950 jusqu’aux années 1970. Elle permet de soutenir des campagnes de déstabilisation d’États (notamment en Iran et au Guatemala), de contrôler la narration des événements internationaux, et de modeler l’image des États-Unis dans le monde. Par exemple, lorsque les médias révélaient des dérives ou des échecs des agences américaines, des efforts étaient faits pour limiter ces informations ou pour les discréditer.

La commission Church de 1975-1977 : enquête et révélations

Face aux scandales révélés par le Watergate et aux soupçons croissants d’abus de pouvoir, le Sénat américain créa en 1975 la commission d’enquête dite « Church Committee », dirigée par le sénateur démocrate Frank Church. Cette commission mandatée pour examiner les activités des agences de renseignement mit en lumière l’ampleur des relations secrètes entre la CIA et les médias, notamment dans le cadre de l’opération Mockingbird.

Publiés en 1976, les rapports de la commission révélèrent que la CIA avait clandestinement recruté et utilisé environ 50 journalistes avec lesquels elle entretenait des relations secrètes officielles, parfois jusqu’à 400 membres de la presse américaine ayant accompli des missions pour la CIA. Ces journalistes agissaient comme sources, informateurs et propagandistes. Le rapport dénonça ces pratiques comme une violation grave de l’indépendance des médias et de la démocratie. Cette révélation fut amplifiée en 1977 par l’enquête journalistique de Carl Bernstein dans Rolling Stone, qui documenta comment les branches étrangères des agences de presse américaines servaient d' »yeux et oreilles » pour la CIA.

Article de Carl Bernstein dans « Rolling Stone ».

En réponse, plusieurs réformes législatives et institutionnelles furent mises en place, dont la création de comités permanents de surveillance du renseignement au Congrès et des restrictions sur l’ingérence de la CIA dans les médias. Cependant, le rapport de la commission laissait entendre que certaines formes d’influence plus discrètes pouvaient perdurer en secret, la coopération « volontaire » de certains journalistes étant difficile à tracer juridiquement.

La Commission Church en 1977.

La fin officielle et le soupçon de continuité

Officiellement, l’opération Mockingbird a été déclarée terminée en 1976 par le directeur de la CIA de l’époque, George HW Bush, suite aux révélations de la Commission Church sur les abus de la CIA. Il annonce que les médias nationaux ou étrangers ne seront plus financés directement. Cependant, il fut également précisé que la coopération « bénévole » des journalistes serait toujours la bienvenue, laissant la porte ouverte à une influence continuer.

Udo Ulfkotte.

Plusieurs enquêtes et témoignages depuis les années 1990 ont annulé que des opérations d’influence similaires perduraient, sous des formes plus discrètes et sophistiquées. En 2014, le journaliste allemand Udo Ulfkotte, ancien du Frankfurter Allgemeine Zeitung, publia un ouvrage controversé, « Journalistes vendus » (Gekaufte Journalisten), affirmant que la CIA continue à infiltrer et commander la publication d’articles dans la presse européenne, confirmant la survie de méthodes proches de l’opération Mockingbird.

L’ouvrage d’Udo Ulfkotte « Journalistes achetés ».

 La persistance cachée du Mighty Wurlitzer ?

L’opération Mockingbird reste un exemple emblématique de la manière dont les services de renseignement peuvent manipuler les institutions médiatiques pour orienter l’opinion publique dans un sens favorable à leurs intérêts stratégiques. Le « Mighty Wurlitzer » de Frank Wisner, cette machinerie de propagande orchestrée à grande échelle, a marqué l’histoire de la guerre froide par sa puissance et son efficacité.

Aujourd’hui, avec la multiplication des plateformes numériques, la désinformation est devenue un enjeu planétaire aux formes multiples, où il est plus difficile de tracer les influences directes. Néanmoins, les accusations portées par Udo Ulfkotte et d’autres observateurs invités à s’interroger sur la survie plus ou moins intime et renouvelée de telles opérations d’influence. Ces pratiques pourraient encore perdurer sous des formes plus opaques, notamment via des réseaux de journalistes complices, des partenariats occultes, et des financements indirects, contribuant à un contrôle subtil mais tenace des flux d’information.

Traduction du livre d’Ulfkotte en anglais 
« Presstitutes. Embedded. In the Pay of the CIA »
.

Ainsi, loin d’être un simple vestige historique, le projet Mockingbird apparaît comme le prototype d’un modèle d’influence médiatique dont les mécanismes ont su s’adapter, tout en continuant à exister dans l’ombre de la sphère médiatique contemporaine, posant un défi majeur pour la liberté de la presse et l’intégrité démocratique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut