La Guyane a failli être une colonie israélienne.

Shimon Pères et son rêve guyanais.

À la fin des années 1950, au moment où Israël cherche encore à consolider son existence et à sortir de son isolement diplomatique, une idée singulière surgit dans les cercles dirigeants de l’État hébreu : implanter une colonie israélienne en Guyane française. Le projet, à la fois utopique et révélateur du climat géopolitique de l’époque, fut porté par Shimon Peres, alors jeune directeur général du ministère israélien de la Défense et déjà l’un des piliers de la coopération franco-israélienne.

Le contexte franco-israélien

Depuis 1955, Peres tissait des liens solides avec la France, au moment où Paris et Tel-Aviv partageaient des intérêts stratégiques communs, notamment face au nationalisme arabe incarné par Nasser. Cette alliance culmina avec la coopération nucléaire secrète et le soutien français avant et pendant la guerre de Suez en 1956. C’est dans ce climat de proximité politique, militaire et technologique qu’émergèrent des propositions pour étendre la présence juive bien au-delà du Proche-Orient.

La rencontre avec la Guyane

Selon le biographe Michael Bar-Zohar, l’idée germa lorsqu’un représentant guyanais, membre d’une délégation française en visite en Israël, confia à Shimon Peres que la Guyane y gagnerait à être davantage reliée à Israël qu’à la métropole française. Séduit par l’immense territoire vierge, recouvert de forêt équatoriale et aux richesses encore non exploitées, Peres y vit un champ d’expérimentation pour la créativité technologique et agronomique juive. La Guyane, département français d’outre-mer, appartenait déjà à la Communauté économique européenne : y installer une colonie israélienne assurée donc à Israël une ouverture indirecte sur le Marché commun.

Shimon Pères en 1957.

Un projet structuré

Loin d’être une fantaisie vite balayée, l’idée fut étudiée avec sérieux. Shimon Peres s’adresse à Jacques Soustelle, alors ministre français des Colonies. Il propose deux scénarios : soit la mise en place d’une société franco-israélienne de développement en Guyane, soit une caution à long terme de trente ou quarante ans permettant d’y installer des dizaines de milliers de Juifs. L’entreprise Solel Boneh, bras économique de la Histadrout (la centrale syndicale israélienne), fut mobilisée. Une mission d’exploration composée de sept experts israéliens fut envoyée en Guyane en 1959. De leur voyage, ils rapportèrent un rapport détaillé et un court-métrage destiné à convaincre les décideurs à Jérusalem.

Le voyage de Jacques Soustelle en Israël en août 1957 est relaté dans la presse israélienne.

Des précédents historiques

Ce projet s’inscrivait d’ailleurs dans une tradition d’utopies de relogement des Juifs hors du Proche-Orient. Déjà au XVIIe siècle, des communautés séfarades venues d’Amsterdam avaient fondé Jodensavanne au Suriname. Plus près de nous, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Londres avait envisagé d’accueillir des réfugiés juifs en Guyane britannique. Après la Shoah, certaines voix proposèrent même de déplacer des survivants en Amérique du Sud pour pallier les difficultés liées à l’installation en Palestine sous mandat britannique. La Guyane s’inscrivait donc dans un imaginaire plus vaste de terres neuves susceptibles d’offrir un refuge.

Les réactions en Israël

Pourtant, à l’épreuve des faits, l’enthousiasme s’éteint rapidement. Lorsque le film de la mission fut projeté aux membres du gouvernement israélien, les réactions furent tranchées. Pinhas Sapir dénonça un projet « colonialiste » susceptible de raviver les accusations d’impérialisme en Afrique et en Amérique du Sud, au risque d’alimenter de nouveaux sentiments antisémites. Golda Meir, alors ministre des Affaires étrangères, s’y opposa catégoriquement, affirmant que cela ne se ferait que « par-dessus son cadavre ». Ben Gourion lui-même, prudent, nota dans son journal : « Ils rêvent d’installer 40 000 Juifs et d’ériger un État hébreu comme colonie israélienne. Mais cela ne sera-t-il pas au détriment d’Israël ? Qui nous dit que les Juifs de Guyane resteront liés à la patrie ? » Dans son esprit, un État juif suffisait déjà.

Pinhas Sapir.

Un rêve avorté mais persistant

Le projet fut donc enterré avant même d’avoir atteint les sphères franco-parisiennes. Pour Peres pourtant, ce fut une occasion manquée. Plus tard, il confia que « les Français étaient prêts à nous donner la Guyane ». Dans ses notes, il continue d’évoquer les avantages économiques et diplomatiques qu’Israël aurait pu retirer d’un tel pied-à-terre sur le continent sud-américain. Mais au tournant des années 1960, l’État hébreu consolidait ses frontières, ses institutions et son économie sur son propre sol : il n’était plus question de disperser ses ressources dans une colonie lointaine.

Résonances et fiction

Aujourd’hui, l’épisode étonne autant qu’il intrigue. À l’heure où la Guyane est surtout connue comme base spatiale européenne, l’évocation d’un « Israël amazonien » relève d’une uchronie fascinante. Comment aurait-elle évolué une colonie israélienne dans ce territoire multiculturel et tropical ? Aurait-elle servi de tremplin à une implantation durable du peuple juif hors du Proche-Orient, ou bien se serait-elle isolée, perdue dans la forêt équatoriale ? L’hypothèse nourrit l’imagination et pourrait constituer une trame fertile pour une fiction historique explorant les carrefours manqués du XXe siècle.

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