L’Opération Unthinkable : la Troisième Guerre mondiale aurait pu éclater dès juillet 1945 !

L’opération Unthinkable est le nom donné à un plan secret britannique élaboré au printemps 1945, à l’initiative de Winston Churchill, visant à préparer une guerre contre l’Union soviétique au moment même où se terminerait la lutte commune contre l’Allemagne nazie. Restée longtemps classée puis rendue publique en 1998, elle incarne à la fois l’anticipation lucide de la confrontation Est-Ouest et l’ultime réflexe impérial d’un Royaume-Uni inquiet de voir sa marge de manœuvre écrasée par la puissance soviétique en Europe.

Contexte et genèse

Au début de 1945, alors que l’Armée Rouge occupe l’Europe centrale et orientale, Churchill voit se dessiner une hégémonie soviétique sur une large bande de territoires allant de la Baltique aux Balkans, ce qu’il décrira ensuite, en mars 1946, comme un « rideau de fer » tombé sur le continent. Pour lui, le démantèlement progressif de l’Empire britannique et le retrait annoncé d’une partie des forces américaines d’Europe créent un déséquilibre stratégique majeur dont Staline pourrait profiter.

C’est dans ce contexte qu’en avril 1945, Churchill ordonne à l’État‑major de planification interarmées de réfléchir à un scénario jusqu’alors tabou : une attaque préventive contre l’URSS, immédiatement après la victoire sur l’Allemagne. Le nom de code choisi, « Unthinkable » (« Impensable »), traduit à la fois le caractère choquant de l’hypothèse – se retourner contre l’ancien allié – et la conscience qu’il s’agit d’un dernier recours politique plus que d’un plan opérationnel réaliste.

Churchill et Staline à la conférence de Postdam.

Objectifs politiques et militaires

Le but affiché du projet est d’« imposer à la Russie la volonté des États-Unis et de l’Empire britannique », formulation vague qui reflète moins un objectif territorial précis qu’un effort pour freiner, voire inverser, la progression de l’influence soviétique en Europe. L’idée centrale est de contraindre Moscou à renoncer à une mainmise durable sur la Pologne, l’Allemagne orientale et l’Europe centrale, en créant un rapport de force militaire suffisamment brutal pour forcer la négociation.

Militairement, il s’agit de profiter de la concentration des armées alliées à l’ouest de l’Allemagne et de l’épuisement relatif de l’URSS après quatre années de guerre totale. Les mesures misent sur la supériorité aérienne anglo‑américaine, sur la puissance navale britannique et sur la capacité des États‑Unis à soutenir un vaste effort logistique, tout en sous‑estimant la profondeur stratégique soviétique et la résilience de son appareil industriel déplacé à l’Est.

Le plan offensif de juillet 1945

Le scénario étudié prévoit une offensive alliée qui débutera le 1er juillet 1945, à partir de l’Allemagne encore occupée. Environ 47 divisions anglo‑américaines, dont 14 blindées, seraient engagées sur deux axes principaux vers la Pologne, avec pour objectif de rompre le front soviétique sur l’Oder‑Neisse et de repousser l’Armée rouge vers l’est. La Royal Navy protégeait le flanc nord et les lignes maritimes, tandis que l’aviation stratégique ciblerait les centres logistiques soviétiques, même si leur dispersion limite l’efficacité d’une campagne de bombardement comparable à celle menée contre l’Allemagne.

Fait politiquement explosif, le plan prévoit la réutilisation de jusqu’à dix divisions allemandes, issues de la Wehrmacht vaincue, rééquipées et placées sous commandement occidental, ainsi que l’appui de formations polonaises anti-soviétiques opérant en arrière du front soviétique. Sur le papier, l’opération entend obtenir un succès rapide, une percée spectaculaire destinée à choquer Moscou et à l’inciter à accepter une redéfinition des zones d’influence, plutôt qu’à s’engager dans une guerre d’attrition prolongée.

Rapports de force et risques

Les calculs de l’État‑major britannique sont pourtant implacables : face aux 47 divisions alliées, l’URSS peut aligner environ 170 divisions en Europe, dont 30 blindées, même si les effectifs par division sont inférieurs à ceux des unités américaines. Le rapport de force est d’environ quatre contre un pour l’infanterie et deux contre un pour les blindés, ce qui rend très incertain le succès d’une offensive limitée à l’espace centre‑européen.

Les signalent également le risque d’une extension du conflit : possible occupation soviétique de la Norvège, de la Grèce ou de la Turquie, pression sur les détroits et menace sur les lignes de communication maritimes occidentales. L’hypothèse d’une entente stratégique entre Moscou et Tokyo est même examinée, ce qui, dans le contexte d’une guerre encore en cours dans le Pacifique, pourrait peser une charge militaire crasante sur les États-Unis et leurs alliés.

De l’offensive à la défense

Face à ces évaluations pessimistes, le chef d’État-major impérial, Alan Brooke, juge les chances de succès « fantaisistes » et souligne que la Russie est alors la puissance terrestre dominante en Europe. La perspective d’une longue, coûteuse, sans garantie d’effondrement politique du régime soviétique, conduit les militaires à recommander de guerre renoncer à l’option offensive, sauf choc politique majeur.

Allan Brooke.

Churchill, à contrecœur, abandonne l’idée d’une frappe anticipée et recentre la réflexion sur la défense des îles Britanniques en cas d’offensive soviétique en Europe occidentale, un deuxième volet du dossier qui conserve le nom de code « Unthinkable ». Il s’agirait alors de s’appuyer presque exclusivement sur la puissance navale et aérienne, dans un scénario où les forces terrestres britanniques seraient trop faibles pour contenir seules une poussée soviétique une fois les troupes américaines redéployées vers le Pacifique.

Un éclairage nouveau sur la Guerre Froide

L’opération Unthinkable n’a jamais dépassé le stade des cartons d’État-major, mais elle révèle la précocité de la rupture stratégique entre les anciens Alliés à peine quelques semaines après la capitulation de l’Allemagne. Elle annonce la logique de dissuasion de la guerre froide : reconnaître qu’un affrontement direct avec l’URSS, même avec des atouts technologiques et navals, serait d’un coût prohibitif, et que la confrontation devra passer par des moyens politiques, économiques et nucléaires.

Quelques documents déclassifiés en 1998.

Rendue publique en 1998, la documentation sur Unthinkable a nourri le débat historiographique sur la responsabilité de l’Occident dans l’escalade Est-Ouest, certains y voyant la preuve d’une volonté agressive précoce, d’autres un exercice de planification prudente face à l’expansion soviétique. Au-delà de ces controverses, le plan apparaît comme le moment où le Royaume-Uni mesure brutalement la fin de sa suprématie militaire continentale et la nécessité de se reconfigurer comme puissance moyenne insérée dans le duopole américain-soviétique qui dominera l’après-guerre.

Document déclassifié en 1998

https://web.archive.org/web/20101116152301/http://www.history.neu.edu/PRO2

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