
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’empire colonial français vacille sous la pression des mouvements indépendantistes africains. En 1958, alors que la France propose à ses colonies d’intégrer la Communauté française via un référendum constitutionnel, la Guinée, portée par Ahmed Sékou Touré et un puissant élan populaire, ose dire « non » au général de Gaulle. Ce sera le seul territoire à refuser le compromis, optant pour une indépendance immédiate. Le 2 octobre 1958, la Guinée accède à la souveraineté et Sékou Touré devient son président.
La réaction française ne se fait pas attendre. Humiliée par la défiance de la Guinée, la France retire brutalement son appareil administratif, démonte infrastructures et équipements, et prive le jeune État d’un appui technique essentiel. Plus grave encore, Paris organise dans l’ombre une riposte dont l’ampleur et la violence sont restées longtemps occultées : l’opération Persil.

Les ressorts de l’opération Persil
Les motivations françaises
Le rejet du franc CFA par la Guinée et la création en 1960 d’une monnaie nationale, le franc guinéen, inquiètent la France. La crainte d’un effet domino sur le reste de son pré carré africain pousse les décideurs de l’Élysée à employer des moyens extrêmes pour déstabiliser le régime de Sékou Touré et faire échouer toute velléité d’indépendance monétaire en Afrique de l’Ouest.
Jacques Foccart et la planification secrète
Au cœur de la manœuvre, on retrouve Jacques Foccart, « Monsieur Afrique » du général de Gaulle, figure centrale des réseaux d’influence français sur le continent. Conseiller élyséen et cofondateur du Service d’Action Civique (SAC), Foccart élabore dès 1959 une stratégie de harcèlement économique et politique. Il donne à l’opération le nom de « Persil », en référence à une lessive populaire qui « lave plus blanc », clin d’œil cynique à cette offensive censée « nettoyer » la Guinée de son président jugé trop autonome.
Les moyens de l’opération
- Inondation de fausse monnaie : Sur instruction de Foccart, le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage (SDECE) produit de grandes quantités de faux francs guinéens à Dakar et à Paris, puis les déverse sur le marché guinéen. Loin d’être un simple acte de contrebande, il s’agit d’une attaque frontale contre l’économie du pays, destinée à provoquer l’hyperinflation et la ruine financière.
- Soutien armé à l’opposition : Parallèlement, la France arme et entraîne des opposants guinéens, principalement d’anciens notables et des membres de l’ethnie peule exilés au Sénégal. Des cellules paramilitaires sont constituées dans la région du Fouta-Djalon, encadrées par des spécialistes français des opérations clandestines. L’objectif : déstabiliser Sékou Touré, semer l’insécurité et si possible, précipiter sa chute.
Déroulement et échec de l’opération
Rapidement, l’opération Persil engendre un chaos monétaire en Guinée. Les faux billets, de qualité même supérieure à ceux imprimés pour le gouvernement guinéen (fabriqués en Tchécoslovaquie), circulent en masse à Conakry. Le système financier s’effondre, l’inflation explose, les pénuries se multiplient. Pourtant, malgré ces difficultés, Sékou Touré parvient à maintenir son autorité, bénéficiant du soutien soviétique – une évolution qui inquiète de plus en plus Paris.
La deuxième phase du plan, qui consiste à provoquer un soulèvement armé, tourne cependant court. L’intrigue est éventée et la diffusion d’armes capte l’attention des autorités sénégalaises, soudain réticentes à servir de base arrière. En mai 1960, la police sénégalaise saisit un important stock d’armes à destination de la Guinée. L’affaire éclate au grand jour : le Sénégal, lui-même jeune État indépendant, proteste officiellement auprès de la France. L’opinion internationale découvre l’étendue de l’intervention française, jetant le discrédit sur les réseaux africains de l’Élysée. Foccart, mis en difficulté, doit discrètement enterrer l’opération.

Jacques Foccart et ses réseaux : la mécanique occulte du néocolonialisme
Personnage secret et puissant, Jacques Foccart symbolise la continuité occulte de l’influence française en Afrique. Sous sa houlette, une galaxie de réseaux d’espionnage, de conseillers politiques, de mercenaires et d’hommes d’affaires façonne les relations entre la France et ses anciennes colonies. L’opération Persil, loin d’être un épisode isolé, incarne la doctrine de l’« intervention discrète » chère à Foccart – une doctrine qui pèsera lourd sur les décennies suivantes, entre coups d’État fomentés, manipulations financières et assassinats politiques.
Persil, une matrice de la « Françafrique »
L’affaire Persil révèle la face sombre de la relation franco-africaine d’après 1960. Loin d’être un acte isolé, cette opération occulte inaugure ce que l’on appellera longtemps la « Françafrique » : un système d’interventions secrètes, de chantages économiques et d’ingérences conçues pour maintenir la France au centre du jeu africain, quitte à mépriser la souveraineté de ses anciens territoires. Cette histoire, longtemps occultée par la raison d’État, éclaire la survivance des réseaux Foccart et la persistance d’une politique néocoloniale dont les manifestations perdurent sous divers masques jusqu’à aujourd’hui.