
Un crime colonial méconnu
Le 17 septembre 1925, la paisible ville de Chefchaouen, nichée dans les montagnes du nord du Maroc, fut la cible d’un bombardement aérien d’une violence inouïe. Cet acte de guerre, perpétré en pleine Guerre du Rif, n’est pas l’œuvre d’une armée régulière, mais d’une escadrille de mercenaires américains, anciens membres de la célèbre escadrille Lafayette, engagés par la France pour mater la résistance rifaine menée par Abdelkrim El-Khattabi.
Chefchaouen, alors peuplée d’environ 7 000 habitants, était considérée comme une ville sainte, riche de ses mosquées et de ses sanctuaires. L’objectif du bombardement était clair : terroriser la population des Jbala pour l’empêcher de rejoindre la lutte anticoloniale. Sous le commandement de Charles Sweeny, 17 pilotes américains, agissant contre l’avis de leur propre gouvernement, larguèrent leurs bombes sur la ville, causant d’importants dégâts matériels et de nombreuses victimes civiles, bien que le bilan exact reste inconnu.
La responsabilité des mercenaires américains
L’implication de ces pilotes américains, recrutés pour leur expérience acquise lors de la Première Guerre mondiale, est un fait historique trop souvent passé sous silence. L’escadrille, baptisée « chérifienne » pour l’occasion, fut créée à l’initiative de Sweeny et validée par le gouvernement français de Paul Painlevé. Les Américains, équipés et payés par le sultan Moulay Youssef, menèrent une centaine de missions de bombardement entre août et octobre 1925, participant activement à la répression coloniale.
Cette intervention étrangère, en violation de la neutralité américaine, fut dénoncée à l’époque par l’opinion publique des États-Unis, mais elle n’empêcha pas ces mercenaires de semer la mort au service d’intérêts coloniaux. Paul Ayres Rockwell, l’un des pilotes, écrira plus tard son malaise face à la beauté de la ville qu’il venait de bombarder, mais ce témoignage ne saurait effacer la responsabilité de l’escadrille dans ce massacre.
Chefchaouen et Guernica : deux tragédies, deux mémoires
Le bombardement de Chefchaouen précède de plus d’une décennie celui de Guernica, en Espagne, immortalisé par Picasso. Pourtant, si Guernica est devenu le symbole universel de la barbarie aérienne et de la souffrance des civils, Chefchaouen demeure dans l’ombre de l’histoire.
Les deux événements partagent pourtant de nombreux points communs :
- Cibles civiles : dans les deux cas, des populations innocentes furent délibérément visées pour briser leur résistance.
- Bombardement aérien : l’utilisation de l’aviation pour terroriser et punir des villes entières.
- Dimension symbolique : Guernica, ville basque, et Chefchaouen, ville sainte marocaine, furent choisies pour leur valeur morale et identitaire.
Mais là où Guernica a été érigée en mythe, Chefchaouen reste un non-dit, un tabou de la mémoire coloniale. Picasso a su, par son art, transformer le drame espagnol en cri universel contre la guerre. Rien de tel n’a été fait pour Chefchaouen, dont le nom n’évoque, pour beaucoup, qu’une destination touristique, et non le théâtre d’un crime de guerre.
L’oubli dans l’enseignement marocain
Il est frappant de constater que, près d’un siècle après les faits, la majorité des élèves marocains ignore tout du bombardement de Chefchaouen et, plus largement, de la Guerre du Rif. Ce conflit, pourtant fondateur dans l’histoire de la résistance anticoloniale, n’occupe qu’une place marginale dans les manuels scolaires. Les raisons de cet oubli sont multiples : gêne post-coloniale, volonté d’apaisement diplomatique, ou simple négligence mémorielle.
Cet effacement contraste avec la place accordée à d’autres tragédies, comme Guernica, dans l’enseignement international. Il interroge sur la capacité d’un peuple à se réapproprier son histoire, à transmettre la mémoire de ses luttes et de ses souffrances. Comment comprendre que le massacre de Chefchaouen, perpétré par des mercenaires étrangers, soit si peu connu, alors qu’il incarne l’une des pages les plus sombres de la domination coloniale au Maroc ?
Le bombardement de Chefchaouen, loin d’être un simple épisode de la Guerre du Rif, est un symbole puissant de la violence coloniale et de l’impunité des puissances étrangères. Il rappelle que l’histoire n’est pas seulement faite de grandes batailles, mais aussi de drames humains occultés, de mémoires blessées et de silences imposés.