François de Grossouvre et le réseau GLADIO français.

 François de Grossouvre accompagnant le couple présidentiel en visite officielle en Afrique.

François de Grossouvre occupe une place énigmatique dans l’histoire politique française contemporaine, notamment à travers son rôle dans l’organisation clandestine « Rose des Vents » le « Gladio » français et son parcours aux côtés de François Mitterrand. Son suicide à l’Élysée, le 7 avril 1994, au moment précis où l’avion du président rwandais Habyarimana est abattu, symbolise la collision d’intérêts franco-américains en Afrique des Grands Lacs et soulève de nombreuses interrogations.

Carrière de François De Grossouvre à la « Rose des vents »

Après la Seconde Guerre mondiale, François de Grossouvre, alors jeune homme déjà proche des sphères du pouvoir, est recruté en 1950 au sein de la « Rose des Vents », le réseau stay-behind français. Ce réseau clandestin, élaboré sous l’égide de la CIA et de l’OTAN, avait pour mission de préparer la résistance à une éventuelle occupation soviétique, mais aussi de surveiller et neutraliser l’influence communiste à l’intérieur de la France. Comme pour ses homologues européens, l’idée était de disposer, dans chaque pays, d’hommes de l’ombre formés au sabotage, à la guérilla et aux opérations secrètes, à activer en cas de coup d’État dur.

La « Rose des Vents » disposait d’une implantation régionale cloisonnée : chaque secteur était confié à un responsable choisi au sein des services secrets français (SDECE), avec la possibilité d’organiser l’exfiltration de certains membres et le maintien d’un gouvernement de réplique, si nécessaire, comme le planifiaient les Américains. Grossouvre, de par sa proximité avec les milieux économiques et ses réseaux locaux, disposait d’atouts précieux pour l’organisation. Il est devenu l’un des piliers français de cette stratégie, alors que le « Gladio » restait tabou dans l’espace public jusqu’aux révélations italiennes des années 1990.

En parallèle, la trajectoire de Grossouvre évolue vers le cœur du pouvoir politique. À partir de 1959, il se lie étroitement avec François Mitterrand. Il accompagne ce dernier dans ses campagnes présidentielles de 1965, 1974 et 1981, agissant comme financier, conseiller et homme de réseaux. Dès l’arrivée de Mitterrand à l’Élysée en 1981, Grossouvre devient officiellement chargé de mission auprès du président. Il est investi des dossiers de sécurité, des relations sensibles (Liban, Maghreb, Golfe, etc.) et de la coordination des services spéciaux, y compris le Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR).

Grossouvre et un portrait de Mitterrand datant de la IVe République.

Son ascension se double d’une distance progressive avec Mitterrand à la fin des années 1980, époque où s’amorcent des tensions récurrentes entre les deux hommes. Grossouvre, écarté des plus hautes sphères décisionnelles, conserve cependant un regard privilégié sur les sujets sensibles ayant trait à la Françafrique, aux réseaux clandestins et à la sécurité de l’État.

La « Rose des vents », le Gladio français

La « Rose des Vents » fut, dès sa création à la fin des années 1940, l’un des réseaux « stay-behind » les plus structurés d’Europe occidentale. Son but, vraisemblablement avoué, consistait à maintenir une capacité de résistance française en cas d’occupation, mais sa vocation secrète de lutte anticommuniste interne était tout aussi réelle. L’organisation était coordonnée avec celles d’autres pays par l’OTAN et la CIA, dans une logique de guerre froide opposant le bloc de l’Ouest à l’URSS.

L’un des emblèmes de GLADIO arborant la Rose des Vents de l’OTAN.

Comme pour le Gladio italien, la « Rose des Vents » recrutait des hommes sûrs, volontaires pour des missions de l’ombre, et les formait à la clandestinité, au renseignement et au sabotage. Parmi eux, François de Grossouvre reste le plus célèbre en France. Ce rôle, jusque-là ignoré du grand public, fut mis en lumière lors des révélations sur les armées secrètes de l’OTAN au début des années 1990.

Un suicide au cœur de la tempête : 7 avril 1994

Le 7 avril 1994, François de Grossouvre est retrouvé mort, tué d’une balle tirée avec son revolver, dans son bureau de l’Élysée. Si l’enquête officielle conclut rapidement au suicide, les circonstances et le contexte de sa mort suscitent le trouble. La veille, à Kigali, l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana est abattu , provoquant le déclenchement du génocide rwandais. On note que cet attentat surgit alors que la France et les États-Unis s’affrontent en coulisses pour le contrôle stratégique des Grands Lacs africains, notamment à travers leurs réseaux respectifs.

Débris de l’avion présidentiel d’Habyarimana. 

Grossouvre, dépositaire d’innombrables secrets d’État, était l’un des derniers témoins de la période de rapprochement entre la France et les réseaux africains, et il avait notamment connu la montée des tensions autour du Rwanda. Selon plusieurs témoignages, il aurait évoqué peu avant sa mort la lassitude, la solitude et le sentiment d’être mis à l’écart.

Doutes de la famille et éléments de l’autopsie

Si probablement l’enquête conclue au suicide, la famille de François de Grossouvre a très vite émis des réserves, appuyées sur le rapport d’autopsie et d’autres constats médicaux. Le rapport faisait état d’une luxation de l’épaule gauche et d’une ecchymose au visage, choses jugées « compatibles » avec le recul du tir du Magnum, mais qui, pour la famille et certains proches, ont pu « laisser planer le doute » sur les circonstances réelles de sa mort. Le fils et les petits-fils de Grossouvre ont réclamé l’ouverture d’une enquête plus approfondie, dénonçant des incohérences dans le déroulement des investigations et la hâte de conclure à un suicide politique. Leurs interventions publiques et les éléments rapportés dans divers ouvrages, documentaires et colloques insistants notamment sur une autopsie jugée bâclée et l’absence d’explication robuste pour la blessure à l’épaule, et sur la disparition de certains documents et archives de Grossouvre dans les circonstances de la mort.

Suicide personnel ou silence imposé ?

La question des causes du suicide de François de Grossouvre reste aujourd’hui ouverte. S’il est certain que son isolement progressif à l’Élysée, la dégradation de ses relations avec Mitterrand et la perte de ses prérogatives officielles ont eu un impact sur son moral, la concomitance avec l’attentat contre Habyarimana suggère un tourment dépassant la seule sphère privée. Grossouvre détenait une connaissance intime des rivalités franco-américaines en Afrique, de l’histoire souterraine des réseaux Gladio/« Rose des Vents » et de la manière dont l’État français gérait ses secrets les plus sensibles.

Doit-on y voir l’acte ultime d’un homme blessé moralement, ou l’expression tragique d’un silence imposé face à des dossiers dont l’ouverture aurait pu menacer des intérêts puissants ? La question demeure, preuve que la zone d’ombre entourant François de Grossouvre relève autant de l’histoire officielle que de la mémoire clandestine de la République. À cet égard, les doutes persistants de sa famille sur la thèse du suicide ne font que renforcer le mystère entourant son destin.

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