
La figure de Gloria Steinem, archétype du féminisme médiatique états-unien, occupe une place incontournable dans la mémoire collective de la seconde vague féministe. Mais derrière la légende dorée s’étend une ombre rarement évoquée : sa collaboration active avec la CIA durant les années 1950 et 1960, alors qu’elle dirigeait l’Independent Research Service. Cette implication à la frontière du renseignement et de l’activisme pose frontalement la question du détournement des luttes sociales et économiques au profit de luttes dites « sociétales », souvent promues par des institutions systémiques et, parfois, instrumentalisées à des fins politiques contre-révolutionnaires.
Steinem, la CIA et les origines du féminisme mainstream
Dans les années 1950 et 1960, alors jeune diplômée, Gloria Steinem travaille avec l’Independent Research Service, organisation dont le financement est assuré par la CIA. Sa mission consistait à organiser la présence américaine lors de festivals internationaux de la jeunesse, traditionnellement dominés par l’influence soviétique. Steinem, selon ses propres dires, assumait pleinement ce rôle, estimant que l’agence était « libérale, non violente et honorable » — une vision largement contredite par l’histoire et les documents déclassifiés.

La révélation de ce passé intervenu en 1967 grâce au magazine Ramparts, qui lève le voile sur les réseaux d’influence de la CIA dans les milieux étudiants progressistes, alors que la guerre faisait froidement rage sur le terrain idéologique. Steinem ne nie pas son engagement ; elle défendra publiquement l’action de la CIA et justifiera la démarche en invoquant la lutte contre l’expansion soviétique et la nécessité de promouvoir une « alternative démocratique » à la jeunesse internationale.
Luttes sociétales contre luttes sociales : une stratégie du leurre
La problématique centrale de cette collaboration ne réside pas seulement dans une question personnelle d’intégrité, mais dans la fabrication méthodique d’un détournement idéologique. Les luttes dites « sociétales » (féminisme type Steinem, luttes identitaires déconnectées de la question de classe) ont été promues activement par des institutions désireuses de détourner la jeunesse des problématiques économiques et sociales révolutionnaires : redistribution des richesses, luttes anticapitalistes, émancipation des travailleurs.
- Dépolitisation de la jeunesse: En focalisant le militantisme sur des sujets de droits spécifiques isolés, sur désamorcer la critique structurelle du capitalisme.
- Encadrement institutionnel: Le passage éclair de Steinem du monde du renseignement à la direction de
Ms. Magazine puis à la médiatisation massive du féminisme mainstream interroge sur la spontanéité de cette mise en avant, contrastant avec la marginalisation des courants plus subversifs. - Neutralisation des mouvements révolutionnaires : La stratégie de la CIA, assumée à l’époque, visait à offrir des luttes de substitution pour détourner la jeunesse occidentale de l’anti-impérialisme et du marxisme.

Féminisme « made in CIA » contre féminisme révolutionnaire de Kollontaï
Cette orientation s’oppose frontalement à l’approche d’Alexandra Kollontaï, figure majeure du féminisme marxiste. Pour Kollontaï, la « question des femmes » ne saurait être dissociée de la question sociale. La condition féminine ne peut réellement s’améliorer sans une transformation radicale des structures socio-économiques. Elle affirmait ainsi : « Les partisans du matérialisme historique rejettent l’existence d’une question exclusivement séparée féminine de la question sociale générale de notre époque. Les femmes ne pourront être libres qu’au sein d’un monde réorganisé sur de nouvelles bases productives. »

- Kollontaï fonde le Jenotdel, département du Parti pour les affaires féminines, travaillant à intégrer les femmes prolétaires dans la révolution socialiste.
- Elle insiste sur la nécessité pour les femmes de participer au mouvement ouvrier, de revendiquer des droits économiques concrets — salaire, accès à l’emploi, capacité d’organisation collective.
- Son féminisme refuse l’éclatement des luttes : il les embrasse comme un tout, et s’oppose aux réformes superficielles promues par les élites bourgeoises.
Effacement d’un modèle, promotion d’un autre
Aujourd’hui, l’héritage d’Alexandra Kollontaï est largement oublié dans les sphères dominantes du féminisme occidental. À la place, le modèle promu par Steinem focalisé sur la visibilité médiatique, le « plafond de verre » et l’émancipation individuelle dans le cadre du capitalisme fait figure d’un nouveau dogme adapté à la consommation de masse.
- Steinem bénéficie d’un accès privilégié aux ressources et à la reconnaissance institutionnelle.
- Les courants féministes révolutionnaires, quant à eux, restent relégués en marge, leur radicalité systématiquement disqualifiée.
- Le féminisme « made in CIA » remplit ici une fonction d’intégration à bon compte des aspirations féminines : on redéfinit la lutte en termes compatibles avec l’ordre existant, sans remettre en cause les fondements de l’exploitation.
La collaboration entre Gloria Steinem et la CIA n’est pas un simple épisode anecdotique, mais l’illustration d’une stratégie plus vaste de canalisation des énergies contestatrices vers leursres idéologiques. En promouvant des luttes fragmentées, déconnectées de la question sociale, le système désamorce la critique radicale et offre à la jeunesse des causes prêtes-à-porter, inoffensives pour l’ordre dominant.
Face à ce détournement, il est essentiel de rappeler la pensée d’une Alexandra Kollontaï, pour qui l’émancipation des femmes passe nécessairement par la révolution sociale, la transformation du travail, et la subversion des rapports de production. Ce choix, délaissé aujourd’hui au profit d’un féminisme institutionnel soutenu et « sécurisé » par les élites, compromet la puissance réelle des mouvements d’émancipation collectifs