Jasenovac, un camp d’extermination oublié en Occident.

Le camp de Jasenovac, souvent surnommé « l’Auschwitz croate », fut créé en 1941 par le régime oustachi de l’État indépendant de Croatie (NDH), sous la tutelle du Troisième Reich. Situé à environ 100 kilomètres au sud-est de Zagreb, sur les rives de la Sava, il devint rapidement le principal centre de déportation et d’extermination pour les Serbes, les Juifs, les Roms et les opposants politiques. Contrairement à la plupart des camps nazis, Jasenovac fut administré quasi exclusivement par les Croates oustachis, déterminant des Allemands, qui en validèrent l’existence mais n’y participèrent guère directement.

Les méthodes d’extermination : « artisanat » du crime

L’une des particularités les plus effroyables de Jasenovac réside dans les méthodes d’extermination appliquées par les Oustachis. À l’inverse des camps nazis qui privilégiaient l’exécution industrielle via les chambres à gaz, le commandement du camp de Jasenovac préférait des procédés d’une brutalité archaïque : famine, tortures, travail forcé à mort, noyades, pendaisons, mais surtout l’usage d’armes blanches et d’outils.

Les Oustachis décapitent un déporté serbe à la scie

Le poignard incurvé « srbosjek », conçu spécialement pour égorger les Serbes, est devenu l’un des symboles de cette barbarie. Les Oustachis organisèrent même des concours d’égorgement : des prisonniers étaient alignés, et les gardiens rivalisaient d’habileté et de « rendement » dans leur mise à mort. Il s’agissait là d’un « artisanat du crime », effectué à la main, qui n’avait rien à envier à l’efficacité des systèmes industriels : lors de certains « concours », plusieurs centaines de personnes pouvaient être égorgées en une seule nuit. Les enfants n’étaient pas épargnés, empalés sous les yeux de leurs mères, ou noyés dans les eaux de la Sava.

Le couteau, gainé de cuir pour une meilleure prise en main, servant aux concours d’égorgement : le coupe-serbe

Cette préférence pour l’assassinat individuel au couteau, au marteau ou à la masse était parfois expliquée par l’idéologie oustachie, qui valorisait la dimension « personnelle » et « sacrificielle » du meurtre, mais elle trouvait aussi une justification sordidement pratique : les balles étaient jugées trop coûteuses, et les chambres à gaz trop complexes à installer dans les Balkans.

Complicité et zèle de certains Franciscains

Si l’on évoque parfois la collaboration de l’Église catholique avec le régime fasciste croate, le rôle des Franciscains fut, dans certains cas, particulièrement actif. Plusieurs témoignages, relayés dès l’époque par des diplomates et observateurs alliés, font état de la participation directe de certains religieux aux massacres : conversions forcées réalisées sous la menace, destruction d’églises orthodoxes, pillages et assassinats dans les villages et dans le camp même.

Des Franciscains tels que le père Miroslav Filipovic-Majstorovic s’illustraient dans l’horreur en prenant la tête d’unités oustachies impliquées dans l’extermination de populations entières, femmes et enfants compris, parfois à la hache, parfois au poignard. Les autorités religieuses, notamment l’archevêque Stepinac, se montrèrent au mieux passifs, au pire complices, en n’intervenant pas pour mettre fin à ces crimes ou en les couvrant d’un voile d’omerta.

La fuite par les ratlines du Vatican

L’après-guerre vit de nombreux responsables du camp et dignitaires oustachis échapper à la justice internationale grâce aux filières d’exfiltration organisées depuis l’Italie et supervisées par des membres du clergé catholique, avec la bienveillance du Vatican. Ces réseaux, baptisés « ratlines », permirent à de nombreux criminels de guerre, dont Ante Pavelic, fondateur du régime oustachi, ou Dinko Sakic, commandant du camp, de fuir vers l’Amérique latine, protégés par le secret des couvents, dotés de faux papiers délivrés par la Croix-Rouge sous l’autorité ecclésiastique.

Ce système de fuite, avec ses relais croates au Vatican et le soutien logistique de certaines ambassades occidentales, demeure l’un des chapitres les plus sombres de la complicité institutionnelle des réseaux religieux et diplomatiques avec les criminels du siècle.

Pourquoi un oubli persistant ?

Alors que Jasenovac fut un des plus atroces centres d’extermination d’Europe – les estimations oscillent de 77 000 à 700 000 victimes selon les sources – sa mémoire reste largement méconnue en dehors de l’ex-Yougoslavie. Plusieurs facteurs expliquent ce silence : la guerre froide qui fit passer les Balkans à l’arrière-plan, le brouillage mémoriel entre les nationalismes serbe et croate après 1991, mais aussi, sans doute, la difficulté du monde occidental à intégrer un récit qui implique tout à la fois l’extrême droite, l’Église catholique et des méthodes de meurtre à la fois industrielles et artisanales.

Il importe de rappeler que le camp de Jasenovac ne fut pas un accident dans l’histoire de la barbarie européenne mais l’un de ses aboutissements, où l’idéologie nationaliste, le zèle religieux, et l’organisation bureaucratique du crime atteignirent des sommets de cruauté comparables, en rendement, aux pires usines de mort nazies. Sa relative absence dans la conscience collective européenne reste un scandale historique et un défi pour la mémoire.

Le devoir de mémoire impose de nommer Jasenovac, non seulement pour honorer ses victimes, mais pour mettre en lumière les mécanismes qui ont permis l’impunité de leurs bourreaux et la complicité des institutions censées incarner l’universel. 

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