La CIA a financé les Contras via le trafic de crack en Californie

À la mi-août 1996, le journaliste d’investigation Gary Webb publie la série d’articles « Dark Alliance » dans le San Jose Mercury News. Ceux-ci dressent un exposé aussi étoffé que choquant des liens entre la CIA, les Contras nicaraguayens, et le trafic de drogue (notamment de crack) qui ravage alors les ghettos afro-américains de Los Angeles.

Les révélations de Webb

Webb s’appuie sur une an d’enquête aux États-Unis et en Amérique centrale. Sa principale trouvaille est le rôle joué par des dealers nicaraguayens (Blandón, Meneses) qui, associés aux Contras, introduisent la cocaïne aux États-Unis et l’écoulent via des réseaux de gangs locaux comme celui de Ricky « Freeway » Ross à South Central Los Angeles. Cette drogue bon marché, le crack, est au cœur d’une « épidémie » qui frappe les quartiers défavorisés dans les années 1980.

Ricky « Freeway » Ross.

Le trafic permet de collecter des fonds au profit de la Contra, la guérilla antisandiniste soutenue par la CIA contre le gouvernement de gauche du Nicaragua. Or, l’administration Reagan, freinée par le Congrès qui refuse le financement légal de la Contra, ferme les yeux sur ce financement criminel. Selon Webb, certains fonds issus du commerce de la cocaïne sont directement ou indirectement versés à la CIA pour l’achat d’armes à destination des Contras.

Contras nicaraguayens.

Une complicité passive et administrative

Webb ne se contente pas d’exposer un réseau de trafiquants. Il apporte des documents judiciaires et officiels, et mis en avant un mémorandum publié entre 1982 et 1995, selon lequel le département de la justice et la CIA se sont exemptés du devoir de signaler les activités liées à la drogue menée par les alliés antisandinistes (et afghans). Cette politique de non-intervention, révélée par une élue démocrate, suggère une complicité institutionnelle passive.

Des enquêtes antérieures, notamment celles du journaliste Peter Kornbluh pour la Columbia Journalism Review et d’un sous-comité du Sénat américain présidé par John Kerry, confortent les propositions de Webb. Un rapport du Sénat en 1989 conclut qu’il existe « des preuves considérables » de l’implication des Contras dans le trafic de drogues, et que le gouvernement était au courant.

Réactions et conséquences

Les articles de Webb suscitent une indignation vive, notamment au sein de la communauté afro-américaine, qui y voit la preuve d’un génocide social orchestré via le crack. La publication de « Dark Alliance » provoque trois enquêtes officielles, dont une menée par la CIA elle-même. Cette dernière, bien que réputée pour sa discrétion, admet dans son rapport interne la réalité de « dizaines de contacts avec des trafiquants de drogue », sans toutefois avouer une collusion explicite avec Blandón et Meneses.

Cependant, la grande presse américaine (Washington Post, New York Times, Los Angeles Times) critique Webb, accusant le dossier d’être trop peu étoffé bien que les faits principaux soient confirmés. Une cellule spéciale anti-Webb est même constituée au LA Times sous le nom de code « Webb busters ». Ces contre-enquêtes tendent à minimiser le rôle de la CIA, évoquant l’absence de lien documenté avec des agents nommés, ou la faiblesse des montants versés aux Contras. Mais Webb publie en ligne les pièces judiciaires qui infirment ces arguments.

La CIA publie en 1998 les résultats de son enquête interne : dans ce rapport légèrement en retrait l’Agence reconnaît avoir collaboré avec des trafiquants qui vendaient de la cocaïne aux Américains et avoir modifié ses règles pour ne pas avoir à dénoncer ces faits. Pourtant, la presse relègue ce rapport en pages intérieures, et la majorité de l’opinion ignore ces aveux.

Gary Webb.

Impact sur la société et la carrière de Webb

L’affaire fait grand bruit sur Internet à l’époque : pour la première fois, les sources d’une enquête sont publiées en libre accès. Webb est cependant désavoué par sa direction et la majorité de la presse, sous pression politique et médiatique. Son travail, salué a posteriori par John Kerry et Robert Parry comme phare du journalisme d’investigation, n’a pourtant pas permis aux victimes du crack ou à la société américaine d’obtenir justice.

Gary Webb n’a jamais prétendu exposer une théorie du complot, mais il a méthodiquement démontré que les autorités, au nom de la realpolitik contre le communisme, ont toléré et favorisé une catastrophe sociale au cœur des quartiers pauvres. Quelques années plus tard, Webb, isolé et démoli par les institutions, se suicide en 2004.

Les articles de Gary Webb constituent un document essentiel sur la complicité passive des institutions américaines avec le trafic de drogue. Elles démontrent que, dans une guerre secrète contre le communisme, la CIA et le département de la Justice ont sciemment fermé les yeux sur des activités criminelles, au prix d’une tragédie sanitaire qui a marqué durablement la société américaine. Si la grande presse et les autorités ont mis sous le boisseau cette affaire, son héritage demeure celui d’un contre-pouvoir journalistique nécessaire, et le coût social de la guerre clandestine régit en Amérique centrale et dans les ghettos urbains des États-Unis.

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