
L’histoire de la guerre froide regorge d’exemples où philanthropie et stratégie d’influence se sont imbriquées. Parmi les instruments les plus décisifs figure la Ford Foundation, organisme de bienfaisance créé en 1936. Si elle affichait une mission d’intérêt général, de nombreux travaux et enquêtes ont révélé qu’elle servit aussi de paravent logistique, légal et culturel à plusieurs opérations de la CIA, notamment pour la guerre psychologique contre le communisme.
Dévoilements journalistiques et commissions d’enquête
L’action de la Ford Foundation n’a pas échappé à la curiosité des médias. Dès 1966, le magazine Ramparts dévoile que la CIA finance, via des intermédiaires philanthropiques, la National Student Association – une révélation qui déclenche une onde de choc et l’ouverture d’enquêtes officielles. En décembre 1974, le désormais célèbre journaliste Seymour Hersh, prix Pulitzer, publie dans le New York Times un article-clé « Huge CIA Operations Reported in US Against Antiwar Forces, Other Dissidents in Nixon Years. Files on Citizens » qui expose l’utilisation de fondations et associations pour des actions d’influence sur le sol américain, en violation du mandat de la CIA.

Face à ces scandales, la Maison Blanche et le Congrès réagissent. Le président Gerald Ford crée en 1975 la commission Rockefeller sur les activités intérieures de la CIA, tandis que le Sénat institue la fameuse commission Church (United States Senate Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities), présidée par Frank Church, dont les auditions publiques télévisées révèlent l’ampleur du recours aux fondations privées – surtout la Ford Foundation – comme relais d’opérations d’influence et de propagande. Ces commissions obtiennent un accès inédit à des documents confidentiels de la CIA et révèlent la porosité entre sphères philanthropique et stratégique à Washington.

Le relais des élites, une perméabilité stratégique
Dès la fin des années 1940, la direction de la Ford Foundation est confiée à des personnalités comme Paul Hoffman (ex-administrateur du Plan Marshall) et McGeorge Bundy (ancien conseiller national à la sécurité), tous deux proches des cercles du renseignement, dont Allen Dulles, directeur emblématique de la CIA. Les enquêtes de Frances Stonor Saunders (ouvrage Who Paid the Piper?, 1999) ou d’Inderjeet Parmar (Foundations of the American Century, 2012) démontrent comment la Ford Foundation « anticipait » par convergence idéologique les requêtes de l’État profond américain, agissant en bailleur de substitution pour la CIA.
La commission Church et les recherches de ces auteurs identifient la Ford Foundation comme une structure pivot orientant des millions de dollars vers des revues intellectuelles (Encounter), des colloques et des syndicats à l’étranger, légitimant ainsi ces actions par la respectabilité philanthropique.

Soutiens intellectuels, syndicaux et sociétaux
L’argent de la Ford Foundation irrigue, dès les années 1950, nombre d’associations, revues et programmes culturels utilisés par la CIA, que ce soit via le Congrès pour la Liberté de la Culture en Europe ou via des aides aux syndicats anticommunistes en Amérique latine. Dans les disciplines universitaires, les subventions de la Fondation influencent jusqu’à l’orientation de la recherche en sciences sociales, selon les besoins stratégiques américains évoqués par la commission Church et les travaux de Saunders et Parmar.
Philanthropie, écran de fumée et complémentarité idéologique
La Ford Foundation ne saurait se résumer à un simple cache-sexe de la CIA : elle finance d’innombrables projets acceptables ou neutres. Mais c’est précisément cette multitude d’activités légitimes qui camoufle aisément les opérations plus troubles, comme l’ont souligné tant Hersh et Ramparts que la commission Church. En partageant la même grille de lecture stratégique que l’État, ses dirigeants servaient par redondance idéologique autant que par complicité organique.

Financement de l’association de Jean Monnet
Un cas emblématique de l’influence de la Ford Foundation en Europe concerne le soutien financier apporté, entre 1959 et 1961, au Centre de documentation du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe de Jean Monnet, fer de lance du fédéralisme européen. Ce financement, détaillé dans les archives Monnet (dossier AMK/32/4), visait officiellement à soutenir des travaux de documentation et de recherche, à la demande de Monnet et de François Duchêne, alors responsable du Centre de Lausanne. S’il n’était pas dissimulé et ne finançait pas directement le fonctionnement politique du Comité dirigé par Monnet, il témoigne du rôle de la Ford Foundation dans la structuration intellectuelle européenne dans une perspective pro-américaine. Plusieurs chercheurs, dont Henri Rieben, ont montré que ces soutiens, techniques dans la forme, bénéficiaient à des structures réelles du projet européen, dans la logique plus générale de l’alignement sur la vision stratégique américaine de l’époque.

Une mécanique historique clarifiée
Le dévoilement du rôle de la Ford Foundation comme instrument subsidiaire de la stratégie américaine doit beaucoup aux enquêtes approfondies et aux commissions officielles des années 1960-70, dont le retentissement a été mondial. Reste, pour les historiens comme pour l’opinion, la question de la frontière – souvent indéfinissable – entre diplomatie d’influence, soft power assumé et instrumentalisation clandestine. Mais il est avéré, archives et auditions à l’appui, que la philanthropie américaine fut bien une arme de la guerre froide, aussi efficace à dissoudre les soupçons que performante pour irriguer la circulation des idées « compatibles » avec la stratégie occidentale.