La Guerre de Corée et l’ombre de l’Unité 731.

« Massacre en Corée »
Pablo Picasso 1951

La guerre de Corée (1950-1953) fut l’un des premiers grands conflits de la guerre froide, opposant le bloc communiste (Corée du Nord, Chine, URSS) au bloc occidental mené par les États-Unis. Au-delà des affrontements conventionnels, ce conflit fut marqué par des accusations graves : l’utilisation d’armes bactériologiques par les forces américaines. Ces allégations, longtemps niées par Washington, prennent une dimension particulière lorsqu’on examine le rôle de l’ancien chef de l’unité 731 japonaise, Shiro Ishii, et la récupération de ses connaissances par les Américains après 1945.

L’unité 731 : l’héritage du crime scientifique

L’unité 731, créée en 1936 en Mandchourie sous la direction du médecin militaire Shiro Ishii, fut le principal centre de recherche et de développement d’armes biologiques de l’armée impériale japonaise. Ce complexe, situé à Pingfang près de Harbin, fut le théâtre d’expérimentations inhumaines sur des milliers de prisonniers chinois, russes, coréens et alliés. Les victimes étaient soumises à des vivisections, des injections de pathogènes mortels (peste, choléra, typhus, anthrax), des amputations et d’autres atrocités, dans le but de perfectionner des armes bactériologiques utilisables sur le champ de bataille.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ampleur des crimes de l’unité 731 fut en grande partie occultée. Contrairement aux criminels nazis jugés à Nuremberg, Shiro Ishii et la plupart de ses collaborateurs échappèrent à toute poursuite judiciaire. Cette impunité s’explique par un pacte secret conclu avec les autorités américaines, qui voyaient dans les résultats des recherches japonaises une source précieuse pour leur propre programme d’armes biologiques.

La récupération des savoirs de l’unité 731 par les États-Unis

Dès l’occupation du Japon, des délégations scientifiques américaines, notamment issues de Fort Detrick (centre de recherche sur la guerre biologique du Maryland), rencontrèrent Shiro Ishii et ses adjoints. En échange de leur immunité, les membres de l’unité 731 livrèrent aux Américains l’ensemble de leurs données expérimentales, incluant des résultats obtenus sur des cobayes humains. Ce transfert de savoir permit aux États-Unis de combler leur retard dans le domaine des armes biologiques et d’élaborer de nouveaux protocoles d’expérimentation et de production.

Shiro Ishii, loin d’être inquiété, aurait même donné des conférences aux États-Unis sur les techniques de guerre bactériologique. Plusieurs de ses anciens collaborateurs furent intégrés dans des programmes de recherche américains ou poursuivirent leur carrière dans le secteur privé et universitaire au Japon, bénéficiant d’une protection durable.

Les accusations d’emploi d’armes bactériologiques en Corée

À partir de 1951, la Chine et la Corée du Nord accusèrent les États-Unis d’avoir utilisé des armes bactériologiques contre leurs populations et leurs troupes. Selon ces allégations, l’aviation américaine aurait largué des bombes contenant des insectes infectés (puces, mouches, moustiques) porteurs de peste, choléra, typhus et autres agents pathogènes. Des échantillons de terrain, des témoignages et des analyses de laboratoires chinois et soviétiques furent présentés pour étayer ces accusations.

Des documents d’archives et des témoignages recueillis par des chercheurs comme Stephen Endicott et Edward Hagerman suggèrent l’existence d’un programme américain d’armes biologiques opérationnel dès 1952, avec des capacités de dissémination par aérosols, bombes à plumes et insectes vecteurs. Des instructions précises auraient été données par le haut commandement américain pour préparer l’emploi de telles armes, sous réserve d’autorisation présidentielle.

Le rôle de l’expertise japonaise dans la guerre de Corée

La question centrale demeure : dans quelle mesure les savoirs issus de l’unité 731 ont-ils été utilisés par les Américains pendant la guerre de Corée ? Si la preuve directe d’une implication de Shiro Ishii sur le terrain coréen fait défaut, il est avéré que les techniques, les agents pathogènes et les modes de dissémination développés par l’unité 731 ont été intégrés dans les programmes américains. Plusieurs sources indiquent que des anciens de l’unité 731 ont collaboré à la conception de dispositifs de dissémination d’insectes infectés, une méthode typique des expérimentations japonaises en Chine dans les années 1930-1940.

Des archives soviétiques et chinoises, ainsi que des témoignages de scientifiques occidentaux ayant enquêté sur place, confirment la présence de germes de peste et de choléra dans les zones bombardées, ainsi que la découverte d’insectes porteurs de maladies exotiques pour la région. Les campagnes de désinfection massives menées par les autorités chinoises et nord-coréennes témoignent de la gravité de la menace perçue.

Controverses et dénégations

Les États-Unis ont toujours nié avoir utilisé des armes bactériologiques en Corée, qualifiant les accusations de propagande communiste. Plusieurs enquêtes internationales, dont celle menée par une commission scientifique internationale présidée par le Pr Joseph Needham, ont cependant conclu à la plausibilité des allégations, tout en reconnaissant la difficulté d’apporter une preuve irréfutable dans le contexte de la guerre froide.

La question reste donc controversée, mais l’ouverture progressive des archives américaines, soviétiques et chinoises tend à confirmer que la doctrine américaine de l’époque prévoyait l’emploi expérimental d’armes biologiques, s’appuyant sur l’expertise acquise auprès des anciens criminels de guerre japonais.

L’affaire des armes bactériologiques pendant la guerre de Corée illustre la continuité des logiques de guerre totale et l’instrumentalisation du savoir scientifique à des fins de destruction massive. Le rôle de Shiro Ishii et de l’unité 731, loin d’être un simple épisode de l’histoire japonaise, s’inscrit dans une chaîne de transmission qui relie les crimes de guerre de l’Empire du Soleil levant aux expérimentations américaines de la guerre froide. Ce pan sombre de l’histoire mondiale rappelle la nécessité d’une vigilance éthique et d’une mémoire critique face aux dérives de la science en temps de guerre.

1 réflexion sur “La Guerre de Corée et l’ombre de l’Unité 731.”

  1. Bonjour Philippe,

    Permettez-moi tout d’abord de saluer la rigueur et l’érudition qui caractérisent la plupart de vos analyses, ainsi que l’engagement constant dont vous faites preuve dans la recherche de la vérité historique. En tant que lecteur assidu et, je le précise, fan respectueux dans la vie réelle, je me permets néanmoins d’exprimer ici quelques réserves quant à la méthodologie adoptée dans votre article sur l’ombre de l’Unité 731 durant la guerre de Corée.

    Votre propos, aussi documenté soit-il, me semble souffrir d’un certain déséquilibre dans le traitement des sources et des thèses contradictoires. Il est en effet regrettable que plusieurs travaux majeurs, pourtant incontournables dans l’historiographie récente, aient été passés sous silence. Je pense notamment aux documents soviétiques déclassifiés en 1998 (voir Kathryn Weathersby, Milton Leitenberg), qui révèlent l’orchestration d’une vaste opération de désinformation par les autorités sino-soviétiques, ainsi qu’au témoignage posthume du Dr Wu Zhili, ancien directeur du service de santé de l’Armée populaire de libération, publié en 2013 dans Yanhuang Chunqiu, qui contredit radicalement la thèse d’une guerre bactériologique américaine.

    De même, la littérature anglo-saxonne la plus récente (notamment les analyses de John Ellis van Courtland Moon et les archives de Fort Detrick) souligne les limites techniques du programme biologique américain à l’époque, ce qui relativise la plausibilité matérielle des accusations portées.

    Je comprends la démarche qui consiste à mettre en lumière les zones d’ombre de l’histoire officielle. Toutefois, il me semblerait plus fécond, pour le débat intellectuel, d’intégrer également ces antithèses et de confronter les points de vue, afin d’éviter l’écueil du procès à charge et de rendre justice à la complexité du réel.

    Je vous invite, en toute amitié et avec le respect qui vous est dû, à enrichir votre réflexion par l’examen critique de ces sources contradictoires, et à ouvrir, pourquoi pas, un espace de dialogue sur ce sujet passionnant, où la quête de la vérité ne saurait se satisfaire de certitudes univoques.

    Avec toute ma considération,

    Conrad,

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