La mafia, bras armé de la répression syndicale aux USA.

Au cours des décennies 1910, 1920 et 1930, la montée en puissance du mouvement ouvrier et la progression des syndicats aux États-Unis provoquent des réactions virulentes de la part des milieux patronaux. Pour contenir la poussée syndicale, les industriels américains n’hésitent pas à s’appuyer sur le lumpenprolétariat du crime organisé. Cette alliance objectif, souvent pragmatique, s’inscrit au croisement d’intérêts convergents : préserver l’ordre établi et garantir la rentabilité du capital, au besoin en muselant la contestation ouvrière par la corruption, l’intimidation et la violence.

Les racines d’une alliance : contre la syndicalisation

Dès les années 1910, la syndicalisation s’étend dans des secteurs comme le textile, les docks, ou la métallurgie. Les patrons redoutent la contestation salariale et l’amélioration des protections ouvrières, perçues comme des menaces pour leurs profits. Là où la police ou les détectives privés (comme la célèbre agence Pinkerton) échouent ou se ridiculisent, les patrons sollicitent désormais un acteur d’un tout autre genre : la mafia.

En échange de rémunérations occultes, d’accès aux marchés noirs, ou de facilités logistiques (notamment pendant la Prohibition), le crime organisé devient un fournisseur régulier de gros bras, d’intimidateurs, ou de tueurs à gages qui font le vente boulot dans l’ombre pour le compte des industriels.

Le cas des docks de New York : mafia, syndicats et patronat

Un exemple frappant de cette alliance se trouve sur les docks de New York. Dès les années 1920, la mafia investit la vie syndicale par le biais de l’International Longshoremen’s Association (ILA), le syndicat des dockers. Albert Anastasia, immigré italien et futur « Seigneur grand exécuteur » de la mafia américaine, impose sa loi sur les quais. Anastasia exclut exclusivement les militants « trop zélés », réprime les grèves, contrôle les embauches et perçoit un « impôt » sur chaque salaire ou transaction, renversant sa part au patronat qui trouve là le double avantage de briser la résistance ouvrière et de maintenir la paix sociale à moindre coût.

Albert Anastasia.

La collaboration patronat-mafia est ici manifeste : l’objectif commun est de neutraliser les éléments contestataires au sein du mouvement ouvrier. Dès qu’une tête dépasse, elle est immédiatement menacée ou éliminée, comme en témoigne la longue liste de syndicalistes assassinés ou tabassés sur les quais pendant ces décennies.

Corruption et stipendiation des dirigeants syndicaux

La répression ne passe pas uniquement par la violence directe. Les milieux syndicaux font également l’objet d’une corruption systématique. Des dirigeants syndicaux, soudoyés, deviennent eux-mêmes des relais de la mafia et du patronat, freinant les revendications de leurs adhérents. Cette appropriation du syndicalisme est favorisée par des figures charismatiques comme Louis Lepke Buchalter, maître du racket dans l’industrie du vêtement, ou Frank Costello, qui tisse des alliances dans l’appareil politique et syndical, notamment dans les années 1920 et 1930.

Franck Costello.

L’opération est habile : en contrôlant la direction des syndicats, la mafia et les patrons s’assurent que toute velléité de grève ou de contestation est désamorcée de l’intérieur.

Murder Incorporated et l’exécution des opposants

Dans les années 1930, la violence s’institutionnalise avec la création de Murder Incorporated, véritable bras armé des familles du crime organisé. Placée sous la coupe de figures telles qu’Albert Anastasia et Louis Lepke Buchalter, cette organisation tue sur commande, souvent à la demande de patrons soucieux de se débarrasser des syndicalistes gênants ou d’ouvriers militants.

Louis Buchalter et Jacob Shapiro de la Yiddish Connection, gang allié de la Cosa Nostra sicilienne.

En quelques années, Murder Incorporated serait responsable de 300 à 700 assassinats, l’essentiel visant des éléments suspects à la fois au sein du crime organisé et dans les rangs de l’activisme ouvrier. L’objectif : maintenir le statu quo et éliminer la contestation par la terreur.

Exemple du paquebot Normandie

Un épisode marquant de la collusion mafia-patronat survivant en 1942, avec l’incendie du paquebot français Normandie, dans le port de New York. Officiellement attribué à un sabotage ennemi, cet acte est vraisemblablement ordonné par Anastasia lui-même, contrôlant alors les docks au profit des intérêts industriels américains. Cet « accident » sert de prétexte pour accorder à la mafia un quasi-monopole sur la surveillance des quais, garantissant aux patrons la sécurité désirée, en échange de largesses et de faveurs publiques et privées.

Incendie du paquebot Normandie.

Industrialisation de la répression et mutation du syndicalisme

Ce pacte de circonstance à propos d’une industrialisation de la répression syndicale. Les familles mafieuses, en consolidant leur contrôle sur les syndicats, contribuent à vider ces organisations de leur substance militante et transforment le syndicalisme en instrument de gestion capitaliste.

Certaines figures, comme Jimmy Hoffa (Teamsters), joueront plus tard sur cette ambiguïté, alternant combat pour les droits ouvriers et compromission mafieuse, mais la matrice de ce système pervers est posée dans ces décennies fondatrices.

Jimmy Hoffa.

L’histoire de cette collusion l’illustre magnifiquement : dans les périodes de tensions sociales, la bourgeoisie n’hésite pas à s’allier au lumpenprolétariat mafieux pour mater la contestation et préserver son pouvoir. Le lumpen, dans sa quête de profit immédiat et de reconnaissance sociale, accepte ce rôle de mercenaire ou de bouclier armé du capital. Derrière l’apparente opposition entre capital et criminalité organisée, une communauté d’intérêts apparaît dès que l’ordre social est menacé par l’essor de la conscience ouvrière. L’union du crime organisé et du patronat contre les syndicats reste d’une solidité constante, confirmant que le lumpenprolétariat demeure, comme le soulignait déjà Marx, l’allié objectif de la bourgeoisie dans sa guerre contre l’émancipation du prolétariat.

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