
Le scandale de la sortie du livre « L’abominable vénalité de la presse française » occupe une place unique dans l’histoire de la presse hexagonale et de ses rapports avec le pouvoir politique et financier, révélant comment une partie importante de la presse française d’avant la Première Guerre mondiale a été corrompue par des fonds vénus de Russie pour soutenir la promotion des emprunts russes auprès du public français. Ce scandale prend racine dans le contexte géopolitique de la Belle Époque, marqué par la consolidation de l’alliance franco-russe et la nécessité pour le gouvernement impérial russe de financer son industrialisation et ses dépenses militaires.
Les origines : l’influence de l’Okhrana et de Raffalovitch
Dès les années 1890, l’alliance entre Paris et Saint-Pétersbourg s’accompagne d’une offre massive d’emprunts émis en France pour le compte de l’Empire russe. Afin de garantir leur succès auprès des épargnants, une vaste campagne de propagande s’organise : elle consiste à arroser la presse nationale de subventions, afin qu’elle vante la solidité financière de la Russie tsariste et encourage la population à souscrire à ces emprunts. Cette entreprise de séduction et de manipulation de l’opinion progresse dans l’ombre, orchestrée par Arthur Raffalovitch (1853-1921), conseiller et agent financier du ministère russe des Finances à Paris. Raffalovitch, mais aussi l’agence parisienne de l’Okhrana (la police politique russe), distribuent entre 1900 et 1914 près de 6,5 millions de francs à une quarantaine de journaux, à de nombreux rédacteurs et courtisans, couvrant l’ensemble du spectre politique, des titres de gauche aux grands quotidiens influents comme Le Figaro, Le Temps ou Le Petit Parisien.




L’objectif est simple : assurer la promotion sans réserve des produits financiers russes auprès des épargnants français, en dissimulant la réalité de la situation économique et politique du pays des tsars. Les articles négatifs sur la Russie sont donc proscrits, tout comme la mention de revers militaires ou de soulèvements révolutionnaires, notamment lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et de la révolution de 1905. Dans certains cas, des abonnements fictifs sont souscrits auprès de journaux pour organisateur autorisé des versements, et lorsque le climat se dégrade, les directeurs de journaux ou les agents de change font monter les enchères, profitant de la dépendance de la Russie à la bonne image de ses emprunts en France.
La révélation et le scandale public
La corruption reste longtemps ignorée du grand public, jusqu’à la Révolution bolchévique de 1917. Parmi les nombreux documents mis au jour par les nouveaux maîtres du Kremlin figurent une volumineuse correspondance de Raffalovitch et d’autres agents de la propagande pro-russe. C’est ce matériau explosif qui va permettre, en 1923, au journal L’Humanité, sous l’impulsion de Boris Souvarine, de lancer une série d’articles rétentants, publiés entre le 5 décembre 1923 et le 30 mars 1924, réunis ensuite dans une brochure-choc intitulée « L’abominable vénalité de la presse française ». Ce texte donne une description accablante des systèmes de corruption mis en place sous la IIIe République. Il révèle une presse prisonnière des puissances d’argent, avide de prébendes, où la plupart des grands titres sont mouillés à des degrés divers dans le scandale.
Ce déballage provoque un véritable séisme dans l’opinion publique française, qui découvre soudain que l’industrie médiatique, qu’elle croyait indépendante, jouait en fait un rôle clé dans le succès du financement russe, trompant volontairement les épargnants et, par ricochet, entraînant la ruine de milliers de petits porteurs français lorsque l’URSS décide de répudier la dette tsariste en 1918. L’enquête met également en avant la complaisance – voire la licité complicité – de certains milieux politiques et bancaires, y compris du gouvernement français, qui ferme les yeux sur ces pratiques.
Les conséquences et l’héritage
e scandale aura des effets durables. Outre la défiance qu’il installe entre l’opinion et la presse, il encourage la mise en place de textes visant à la moralisation du journalisme et contribue à l’adoption d’un statut du journaliste professionnel en France. Il inspire aussi de profonds débats intellectuels sur l’autonomie du quatrième pouvoir, ses liens avec l’argent, et la capacité de la société à s’informer librement.
Ce séisme éthique éclaire également, avec le recul, les dangers de toute confusion entre information, publicité et propagande, tout comme les risques que fait peser la concentration des moyens de communication dans les mains d’intérêts étrangers ou privés. Enfin, il rappelle le rôle trouble des politiques politiques étrangères qu’ont pu jouer, dans le contexte de la mondialisation financière du début du XXe siècle, un rôle d’influence et de manipulation sur le sol français, comme ce fut le cas ici via l’Okhrana sous couvert d’amitié diplomatique.
La sortie du livre « L’abominable vénalité de la presse française » est donc un événement fondateur dans la mémoire médiatique, révélant la capacité de la presse à être instrumentalisée par des intérêts extérieurs et posant les bases d’une réflexion toujours d’actualité sur l’intégrité, la transparence et l’indépendance du journalisme. Ce scandale, plus de cent ans après les faits, continue de hanter les consciences et rappelle qu’en matière d’information, la vigilance citoyenne est la meilleure des garanties.