L’arrivée de Khomeiny au pouvoir : un choix occidental.

Ruhollah Khomeiny.

L’accession de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny au pouvoir en 1979 est l’un des événements majeurs du XXe siècle, marquant un basculement stratégique au Moyen-Orient qui a bouleversé les équilibres géopolitiques mondiaux. Si l’image dominante est celle d’un soulèvement populaire iranien, contre la dictature du Shah et soutenu par une ferveur religieuse anti-impérialiste, le rôle des puissances occidentales dans cette transition est plus ambigu. Pour comprendre l’intérêt qu’ont pu avoir États-Unis et Europe à favoriser ou du moins à accepter l’arrivée au pouvoir de Khomeiny plutôt qu’une alternative laïque ou communiste, il est crucial de remplacer ces choix dans le contexte économique et énergétique du second choc pétrolier et dans celui des rivalités de la Guerre froide. L’une des étapes décisives de ce raisonnement apparaît au sommet du G5 réuni en Guadeloupe en janvier 1979, quelques jours avant la chute du Shah.

Le contexte : la crise pétrolière et la fragilité occidentale

Le second choc pétrolier constitue l’arrière-plan immédiat des bouleversements iraniens. Depuis le premier choc de 1973 lié à la guerre du Kippour et à l’embargo décrété par l’OPEP, les pays occidentaux ont pris conscience de leur vulnérabilité énergétique. Les États-Unis, mais surtout l’Europe et le Japon, dépendaient fortement des exportations pétrolières du Moyen-Orient. En 1979, lorsque la Révolution iranienne éclate, la production pétrolière iranienne est désorganisée : grèves, sabotages, fuite des techniciens étrangers. Le marché mondial s’affole et les prix s’envolent.

Or, le régime du Shah, à travers une industrialisation rapide et une diplomatie parfois autonome, posait déjà un problème aux grandes puissances. Mohammad Reza Pahlavi n’était pas seulement l’allié fidèle de Washington : il avait obtenu une meilleure maîtrise des revenus pétroliers de son pays, s’était lancé dans de vastes programmes militaires et civils indépendants et affichait régulièrement ses ambitions régionales. Pour les Occidentaux, voir l’Iran poursuivre sur cette voie risquait d’alimenter la montée d’un « nationalisme pétrolier » au sein de l’OPEP, aggravant la possibilité énergétique.

L’angoisse de l’alternative communiste : le parti Tudeh

En pleine Guerre froide, le spectre d’un basculement communiste hantait encore davantage les chancelleries. Le parti Tudeh, formation communiste iranienne historique, disposait d’un réel ancrage auprès d’une partie des classes populaires et des intellectuels, et entretenait des liens étroits avec Moscou. En cas de vacance du pouvoir, il représentait la seule force politique organisée capable de prendre le relais, à côté du clergé chiite.

Logo du Parti Tudeh.

Pour Washington, Londres ou Paris, voir un Iran riche en pétrole et occupant une position géostratégique cruciale tomber dans l’orbite soviétique constituait un scénario catastrophe. La doctrine Carter, formulée quelques mois plus tard, allait d’ailleurs formaliser cette priorité absolue : le Golfe persique et ses ressources énergétiques relevaient des intérêts vitaux des États-Unis. Cette crainte explique pourquoi la perspective d’un gouvernement dominé par le Tudeh fut jugée encore plus menaçante qu’un régime islamique nationaliste.

Khomeiny comme alternative « contrôlée »

Depuis son exil à Neauphle-le-Château en France, Khomeiny bénéficia d’un espace de parole inhabituel. Ses déclarations, relayées par de grands médias occidentaux, mettaient en avant la justice sociale et l’indépendance face aux ingérences étrangères, tout en se positionnant fermement contre le marxisme, associé aux soviétiques. Contrairement au Tudeh, le clergé n’entendait pas collectiviser l’appareil productif, ni soumettre les revenus pétroliers à une logique du bloc de l’Est, mais utiliser ces ressources pour construire un État islamique.

Khomeiny à Neauphle le Château dans les Yvelines.

L’attitude des puissances occidentales face à la Révolution iranienne fut donc empreinte d’ambiguïté : elles ne défendirent pas farouchement le Shah, alors même qu’il était l’un de leurs alliés stratégiques. Laisser s’imposer Khomeiny revenait à favoriser une issue certes imprévisible, mais jugée préférable au risque d’un Iran communisant.

Giscard d’Estaing, le G5 de la Guadeloupe et la décision implicite

Le rôle de Valéry Giscard d’Estaing et la conférence du G5 de la Guadeloupe sont ici fondamentaux. Réuni du 4 au 6 janvier 1979 avec Jimmy Carter, Helmut Schmidt et James Callaghan, le sommet se tenait alors que l’Iran sombrait dans le chaos. Les alliés y abordèrent explicitement la question du sort du Shah.

Helmut Schmidt, Jimmy Carter, VGE et James Callaghan au G5 de la Guadeloupe.

À cette occasion, Giscard et les autres dirigeants occidentaux dressèrent un constat partagé : la survie du régime impérial était compromise, et s’acharner à le maintenir au pouvoir ne ferait qu’aggraver les tensions et les violences. Le G5 choisit donc de privilégier une transition inéluctable, en actant que le Shah devait partir. Implicitement, c’était accepter l’ascension de Khomeiny, figure qui galvanisait déjà les foules et paraissait mieux en mesure d’empêcher un basculement marxiste.

Cet épisode de la Guadeloupe lie directement les deux dynamiques : d’une part, la gestion préventive du second choc pétrolier par la stabilisation du marché énergétique ; d’autre part, la dimension géostratégique de la Guerre froide, où il fallait à tout prix éviter un Iran soviétisé. Pour Giscard, qui voulait affermir la place de la France dans la gouvernance énergétique, ce consensus constituait une réponse pragmatique à la vulnérabilité occidentale.

Arrivée de Khomeiny à Téhéran, dans un avion Air France affrété par le gouvernement français.

Le paradoxe d’une alliance implicite

Le calcul était toutefois paradoxal. Une fois au pouvoir, Khomeiny rompit tout lien avec les Occidentaux, proclama la République islamique et radicalisa son discours anticolonial et anti-impérialiste. Pourtant, dans la phase de sa conquête du pouvoir, son mouvement bénéficia d’une tolérance qui facilita sa victoire. La répression rapide du Tudeh et l’élimination progressive des forces communistes et laïques montrèrent que le clergé remplissait bel et bien l’une des fonctions attendues de lui par l’Occident : empêcher toute hégémonie soviétique en Iran.

L’arrivée de Khomeiny au pouvoir s’explique à la croisée de dynamiques internes – l’impopularité du Shah, la mobilisation religieuse – et de calculs internationaux. Le second choc pétrolier créait une vulnérabilité majeure pour les économies occidentales, et la menace du Tudeh faisait craindre un basculement stratégique en faveur de l’URSS. C’est dans ce contexte que, lors du sommet du G5 de la Guadeloupe en janvier 1979, Giscard d’Estaing, Carter et leurs homologues entérinèrent l’idée que la chute du Shah était inévitable et que l’islam politique représentait un moindre mal. Ainsi, la Révolution islamique, loin d’être une surprise absolue, fut, dans ses premiers jalons, le produit d’une orientation géostratégique occidentale face à la double menace énergétique et soviétique.

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