
Arthur Koestler, témoin et analyste aigu des grands bouleversements du XXe siècle, a formulé une réflexion politique et philosophique singulière sur le sionisme, qui s’exprime surtout dans ses ouvrages « Des voleurs dans la nuit » (aussi publié sous le titre « La Tour d’Ezra ») et « La Treizième Tribu ». Dans ces deux livres, Koestler conjugue introspection existentielle, observation sociale et critique des idéologies, nourries par son propre parcours de pionnier en Palestine, puis de penseur cosmopolite engagé.

Expérience palestinienne et dilemmes du sionisme
Dans « Des voleurs dans la nuit », Koestler restitue la naissance d’un kibboutz – la Tour d’Ezra – à la fin des années 1930, s’inspirant de son séjour effectif dans les communautés agricoles juives de Palestine dès 1926. Il y dresse le portrait des jeunes pionniers confrontés à la durabilité de la nature, aux tensions persistantes avec la population arabe et à la défiance des autorités britanniques, tout en explorant la tension entre idéal pionnier et pragmatisme violent : le récit évoque la « noble fin qui requiert des moyens ignobles », c’est-à-dire le recours à la violence, voire au terrorisme, au nom de la survie et de la création d’un État juif.

Le roman, plus qu’une simple chronique, pose la question du droit de se défendre et du prix moral à payer pour fonder une nation. Le spectre de l’engagement y est large : entre la Haganah socialiste et l’Irgoun nationaliste, jusqu’aux extrêmes du groupe Stern, Koestler présente un microcosme du débat sioniste, révélateur aussi bien des élans créateurs que des impasses tragiques du mouvement. Il observe avec lucidité la radicalisation des attitudes et maintient une distance critique envers l’utopie sioniste, dont il partage l’expérience mais qu’il ne prudence pas inconditionnellement.

Un sionisme réfléchi, entre espoir et réserves
Koestler, issu d’une famille juive assimilée, voit dans la fondation d’un État juif un espoir de sécurité pour des populations persécutées. Cependant, il reste conscient du prix humain et politique de cette entreprise. Il soutient que la constitution d’un État fort entraînerait la disparition du judaïsme diasporique, « toujours menacés », vers laquelle il penche d’un point de vue historique — mais il anticipe aussi les dangers de nouvelles formes de conflits et d’exclusion, notamment la tentation de « ghettoïsation » des arabes et la montée des intégrismes religieux au sein d’Israël.
Ses séjours ultérieurs en Palestine, notamment lors de la fondation de l’État d’Israël en 1948, renforçant sa posture de témoin engagé, mais aussi critique, oscillant entre le constat lucide de la nécessité d’un État juif et la peur des dérives identitaires et violentes du nationalisme sioniste.
La Treizième Tribu : un regard anthropologique et politique
Dans « La Treizième Tribu », Koestler propose une thèse iconoclaste sur les origines du peuple juif moderne, en affirmant que le nombre d’Ashkénazes descendant des Khazars — peuple turcique converti au judaïsme au Moyen Âge —, remettant ainsi en cause l’idée d’un « retour » ethniquement homogène en Terre promise. Cette entreprise vise autant à désamorcer les fondements ethnonationalistes du sionisme qu’à remettre en question la légitimité généalogique sur laquelle s’appuie parfois sur le discours sur Israël.
Koestler rejoint une perspective universaliste du judaïsme, dénonçant les dérives racialisantes de la politique identitaire, et relativise le mythe d’un peuple juif monolithique ou éternellement exilé. Ce faisant, il contribue, par la polémique, à interroger la filiation entre le projet sioniste et les paradigmes nationalistes européens.

Synthèse des positions philosophiques et politiques
Koestler critique la sacralisation de la nation et la tentation du messianisme politique, que ce soit sous la forme du sionisme ou des autres utopies collectives auxquelles il s’est confronté (communisme, nationalismes). Il valorise l’humanisme, la lucidité historique et l’autocritique permanente. La violence du réel l’empêche de croire à une pureté originelle de l’expérience sioniste ; il perçoit la nécessité de l’État juif mais redoute son enfermement dans une logique de revanche, de fermeture ou de violence.
En résumé, la pensée de Koestler sur le sionisme, telle qu’exprimée dans « Des voleurs dans la nuit » et « La Treizième Tribu », oscille entre empathie et mise à distance, espérance et mise en garde. Son œuvre met en garde contre la simplification religieuse, identitaire ou téléologique du destin juif, plaidant pour une lecture critique de l’histoire, ouverte à la pluralité et à la réconciliation, mais toujours consciente des contradictions et des tragédies du XXe siècle.