
Le 5 juillet 1830, l’armée française s’empare d’Alger, mettant fin à la régence ottomane. Officiellement, cette expédition militaire est justifiée par l’incident de l’éventail, mais derrière ce prétexte se cache un objectif bien plus matériel : s’emparer des immenses richesses accumulées par le Bey d’Alger. Pierre Péan, dans son ouvrage Main basse sur Alger. Enquête sur un pillage, juillet 1830, révèle que le véritable but de la conquête était de mettre la main sur le trésor de la Casbah, estimé à plus de 500 millions de francs de l’époque, soit l’équivalent de plusieurs milliards d’euros aujourd’hui.
Le partage du butin : l’État, les militaires et les industriels
Après la reddition du Dey, le pillage d’Alger s’organise méthodiquement. Si une partie du trésor est officiellement saisie par l’État français, une grande part revient à des acteurs privés : armateurs, banquiers, industriels et militaires. Parmi eux, deux noms se distinguent : le baron Seillière et Adolphe Schneider. Ces deux familles, déjà actives dans la fourniture de matériel militaire et le négoce, vont jouer un rôle central dans l’acheminement et la redistribution de l’or d’Alger.

Seillière et Schneider : de l’ombre à la lumière
Les réseaux et la logistique du pillage
La maison Seillière, forte de ses liens avec l’État et l’armée, met à disposition ses navires pour transporter le trésor, y compris la partie clandestine destinée à la cassette de Charles X. Adolphe Schneider, alors représentant de la maison à Alger, supervise sur place les opérations. Leur position privilégiée leur permet non seulement de toucher des commissions sur le transport de l’or, mais aussi d’acquérir à bas prix des marchandises et biens pillés dans la ville, ainsi que les propriétés des Turcs contraints à l’exil.
L’enrichissement et la réinjection dans l’industrie
Le butin d’Alger ne se limite pas à un enrichissement personnel. Il sert de levier pour des investissements massifs dans l’industrie naissante, notamment la sidérurgie. Pierre Péan souligne que le développement de la sidérurgie française doit beaucoup à l’or d’Alger, qui a permis à ces familles d’acquérir des forges, des mines et de financer l’essor industriel du pays. Les Seillière et les Schneider deviennent ainsi des piliers du capitalisme français, posant les bases de dynasties industrielles qui domineront l’économie nationale pendant plus d’un siècle.
Les familles Seillière et Schneider : piliers du capitalisme français
- Seillière : Devenus banquiers, industriels et négociants, les Seillière figurent parmi les plus grands fournisseurs de l’armée sous l’Empire, puis investissent massivement dans la sidérurgie et la banque. Leur fortune, issue en partie du pillage d’Alger, leur permet de s’imposer durablement dans le paysage économique français. Un de leurs descendants, Ernest-Antoine Seillière, sera même président du Medef au début du XXIe siècle.
- Schneider : Adolphe Schneider, après avoir profité du butin d’Alger, rachète les forges du Creusot et fonde l’un des plus grands empires industriels de France. Les Schneider deviennent synonymes de puissance industrielle et d’innovation technique, jouant un rôle clé dans la modernisation du pays.
L’enquête de Pierre Péan
Dans Main basse sur Alger, Pierre Péan met en lumière les mécanismes opaques de ce pillage et la manière dont il a servi de tremplin à l’industrialisation française. Il écrit :
« Après une longue enquête, Pierre Péan a retrouvé les traces très embrouillées de l’or découvert dans les caves de la Kasbah, où étaient entassés pêle-mêle des monceaux de quadruples d’Espagne et du Portugal, des mocos, des piastres fortes d’Espagne, des boudjous d’Alger et d’autres monnaies : un butin chiffré à plus de 500 millions de francs de l’époque (l’équivalent de 4 milliards d’euros). Où sont passées ces sommes colossales ? Louis-Philippe, la duchesse de Berry, des militaires, des banquiers et des industriels, comme les Seillière et les Schneider, ont profité de cette manne. Le développement de la sidérurgie française doit ainsi beaucoup à l’or d’Alger… »
Une illustration de l’accumulation primitive selon Marx
Ce processus d’enrichissement brutal, fondé sur la violence, la spoliation et le transfert massif de richesses, illustre parfaitement la notion d’accumulation primitive développée par Karl Marx dans Le Capital. Marx écrit :
« Cette accumulation primitive joue dans l’économie politique à peu près le même rôle que le péché originel dans la théologie. Adam mordit la pomme, et voilà le péché qui fait son entrée dans le monde. »
Pour Marx, l’accumulation primitive n’est pas le fruit d’une épargne patiente, mais le résultat de la violence, du vol et de la dépossession, qui permettent à une minorité d’accumuler les capitaux nécessaires au développement du capitalisme industriel.
En conclusion, l’histoire du pillage de l’or du Bey d’Algérie par les familles Seillière et Schneider, telle que révélée par Pierre Péan, incarne l’un des épisodes fondateurs du capitalisme français. Elle montre comment la violence coloniale et la prédation ont servi de socle à l’essor industriel, confirmant la pertinence de l’analyse marxiste de l’accumulation primitive