L’exhumation et le renvoi des cadavres américains : l’ignoble bobard monté contre De Gaulle.

Cimetière américain de Colleville.

La figure du général Charles de Gaulle, emblème de la France Libre puis Président de la République, a longtemps été l’objet de campagnes de dénigrement savamment orchestrées par ses opposants, en particulier pendant la Guerre froide. Parmi les rumeurs les plus malveillantes circulant dans les années 1960, une a durablement entaché la réputation du général : celle d’une prétendue volonté de faire exhumer puis rapatrier les corps des soldats américains morts en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette rumeur, purement calomnieuse, s’inscrit dans un climat de tension entre la France gaullienne et les États-Unis, marqué par la sortie française du commandement intégré de l’OTAN et une volonté affichée d’indépendance nationale.

Contexte historique : Gaullisme contre hégémonie américaine

Dans les années 1960, Charles de Gaulle s’impose sur la scène internationale comme un chef d’État souverainiste, refusant l’hégémonie américaine sur l’Europe occidentale. Sa politique, marquée par le refus de l’intégration complète de la France dans les structures militaires de l’OTAN, provoque l’ire de Washington et des réseaux atlantistes en France. La décision de retirer la France du commandement intégré de l’OTAN, annoncée en 1966, crée un climat de crise politique et diplomatique.

De Gaulle critique ouvertement la politique américaine, prévoyant une Europe des États capables de peser sur la scène internationale à égalité avec les superpuissances que sont les États-Unis et l’URSS. Son refus de s’aligner sans réserve sur la politique américaine suscite méfiance et hostilité venant de plusieurs acteurs, notamment au sein des services secrets et de la diplomatie américaine.

Annonce du retrait du commandement intégré de l’OTAN.

La rumeur : rapatrier les corps des GI américains

C’est dans ce contexte de confrontation qui se diffuse dans l’opinion publique française et au sein des élites politiques une rumeur extrêmement virulente : Charles de Gaulle envisageait de faire exhumer les corps des soldats américains — les fameux GI — morts pour la libération de la France, puis de les renvoyer en catastrophe aux États-Unis. Cette fausse accusation choque profondément, donnant une image de manque de respect des morts, d’ingratitude envers les alliés américains et d’inhumanité.

Cette rumeur semble avoir été initiée, voire encouragée, par des relais politiques atlantistes en France, notamment dans la gauche socialiste et le centre, qui utilisent ce mensonge pour attaquer la politique gaullienne et sa vision souverainiste. Par ailleurs, des milieux liés à la diplomatie et aux services secrets américains auraient organisé une campagne de désinformation pour affaiblir la stature internationale de De Gaulle et exacerber les tensions avec Washington.

L’objectif était clair : jeter le discrédit sur le chef de l’État français en le présentant comme un homme prêt à profaner la mémoire des soldats alliés, et ainsi ternir son image autant en France qu’aux États-Unis.

Cimetière américain d’Épinal.

Une stratégie d’intoxication et de soft power

La rumeur sur les cimetières militaires américains s’inscrit dans une stratégie de guerre psychologique classique. Elle apparaît à d’autres opérations de désinformation menées plus tard, comme la campagne mensongère de 1990 sur la soi-disant destruction des couveuses au Koweït par les soldats irakiens, montées de toutes pièces pour justifier l’intervention militaire américaine dans le Golfe.

Cette tactique de « propagande noire» cherchait à détruire la crédibilité de de Gaulle par un cocktail de mensonges et d’intrigues diffusées par des médias complices, des parlementaires et des relais diplomatiques. L’intoxication s’est avérée partiellement efficace puisqu’elle a profondément marqué l’opinion publique et les débats politiques autour de la place de la France dans l’Alliance atlantique.

Le débat parlementaire de 1966, préparant la sortie du commandement intégré de l’OTAN, fut ainsi en partie pollué par ces accusations infondées, reprises avec vigueur par certains opposants à la politique gaullienne. Le procédé était de nature à susciter l’émotion et le rejet face à ce qui pouvait apparaître comme un affront aux États-Unis, puissant allié militaire et économique.

Les services secrets américains et la CIA

Les relations souvent conflictuelles entre de Gaulle et les États-Unis ont donné lieu à des manœuvres d’espionnage, de déstabilisation et de soutien aux opposants politiques français, parfois jusqu’à envisager une intervention militaire en cas de disparition prématurée du général. Toutefois, concernant précisément la rumeur du rapatriement des corps, aucune preuve formelle ne permet d’affirmer une implication directe et officielle de la CIA ou d’un autre service secret américain.

Néanmoins, les services américains n’ont pas caché leur hostilité à l’égard de la politique gaullienne, et plusieurs épisodes laissent penser que des campagnes de déstabilisation, incluant la diffusion de rumeurs et d’intox, ont pu bénéficier de leur soutien tacite ou indirect. La diffusion de cette rumeur s’inscrit donc dans un contexte où l’intoxication et la manipulation faisaient partie des armes utilisées pour fragiliser de Gaulle.

Le rôle de René Pleven

Dans le jeu politique interne français lié à cette rumeur, le nom de René Pleven, homme politique de la IVe République puis ministre sous la Ve République, revient souvent. Pleven fut l’un des acteurs les plus actifs, trois ans avant la montée en puissance de la rumeur, dans le processus qui a contribué à accréditer cette fausse nouvelle sur la fermeture des cimetières américains en France.

René Pleven, connu pour ses positions modérées et son implication dans des gouvernements successifs, fut soupçonné par certains analystes d’avoir joué un rôle dans la diffusion ou la tolérance de cette désinformation, participe d’un climat de méfiance croissante envers de Gaulle au sein de certaines fractions politiques. Ainsi, Pleven, en tant que figure influente de la IVe République toujours présente dans les cercles de pouvoir au début des années 1960, est identifié comme un relais potentiel de cette campagne visant à fragiliser la politique gaullienne.

René Pléven.

Cette implication souligne que la rumeur ne fut pas simplement une machination extérieure mais aussi une bataille politique interne, où des figures de l’État anciennement liées à l’Atlantisme purement consciemment ou ne contribuent pas à la tentative de déstabilisation.

L’héritage de la rumeur

Si la rumeur a fini par être démontée par les historiens et les spécialistes, elle a durablement terni l’image du général de Gaulle, en particulier d’un parti de l’opinion française sensible aux accusations de manque de respect envers les soldats alliés. Cette intoxication a illustré la puissance et la dangerosité des manipulations médiatiques, utilisée pour influencer la perception publique et les orientations politiques.

L’affaire souligne également l’intensité des tensions entre la France gaullienne et les États-Unis, et la manière dont la guerre froide s’est jouée sur des terrains psychologiques et médiatiques, avec la mobilisation de moyens secrets, politiques et médiatiques pour façonner des récits avantageux certains acteurs aux dépens d’autres.

Éric Branca évoque l’affaire de la « fake news » de l’exhumation et du rapatriement des corps des soldats américains dans cet ouvrage, page 210.

Ce dossier met en lumière la complexité des relations franco-américaines dans les années 1960, ainsi que la puissance des campagnes de désinformation qui ont accompagné la politique souverainiste de Charles de Gaulle. Le rôle de René Pleven illustre que cette guerre psychologique a également des racines dans la politique intérieure française, avec des acteurs jouant un jeu d’influence souvent ambigu autour des tensions transatlantiques.

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