
Une figure-clé, au cœur d’une problématique élitaire dans une période sombre
Maurice Lagrange incarne de façon singulière la complexité du recyclage des élites françaises issues du régime de Vichy dans les nouvelles institutions européennes nées après la Seconde Guerre mondiale. Son parcours, du Conseil d’État sous Pétain jusqu’à la fonction de premier avocat général à la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE), interroge la capacité de la société française et européenne à tirer les leçons du passé, comme le soulignent les analyses critiques d’Annie Lacroix-Riz et d’Antonin Cohen.
Lagrange sous Vichy : Un architecte zélé du statut des Juifs
Entré au Conseil d’État en 1924, Maurice Lagrange devient, de 1940 à 1942, un rouage central du pouvoir administratif de Vichy, occupant le poste de chargé de mission à la Vice-Présidence du Conseil. À ce titre, il joue un rôle déterminant dans la rédaction et la mise en œuvre du funeste statut des Juifs de 1940 et du statut de la fonction publique de 1941. Ces textes marquent une rupture dramatique avec l’esprit républicain, imposant l’exclusion systématique des Juifs de toute une série de professions et institutions publiques. Les réunions qu’il supervise à Vichy débattent froidement des critères raciaux à adopter, s’inspirant ouvertement du modèle nazi : Lagrange plaide même, selon certains témoins, pour que la définition des critères d’exclusion s’aligne sur la législation du Troisième Reich, marquant ainsi sa proximité idéologique avec les conceptions antisémites dominantes dans l’appareil d’État français à l’époque.
Les traces de cette implication ont longtemps été minimisées ou ignorées dans l’historiographie traditionnelle, reléguées à l’arrière-plan d’une carrière postérieure considérée comme « brillante ». Pourtant, des travaux récents ont permis de reconstituer cette phase sombre, notamment à travers des recherches approfondies sur l’administration de Vichy et les responsabilités individuelles des hauts fonctionnaires.

Échappée belle à l’épuration : une trajectoire sans rupture
L’épuration de l’après-guerre, souvent perçue dans la mémoire collective comme un moment de justice, laisse en réalité intacte une grande partie du haut appareil d’État. Maurice Lagrange y échappe totalement. Au contraire, il poursuit sa carrière sans obstacle majeur, bénéficiant du phénomène de continuité administrative caractéristique de l’élite du Conseil d’État. Ce phénomène, analysé par Annie Lacroix-Riz, s’inscrit dans la stratégie de « recyclage » des élites collaboratrices dans la nouvelle République et, plus largement, dans les instances européennes émergentes : protection politique, soutien international (notamment américain), et mise en avant « d’aptitudes techniques » priment sur toute considération morale ou judiciaire.
Lagrange à la CJCE : père du droit européen
En 1952, Lagrange est nommé avocat général auprès de la CJCE, institution phare de la nouvelle Europe de l’après-guerre. Il y joue un rôle structurant, rédigeant de nombreuses conclusions influentes qui participent à façonner le régime juridique européen, notamment en développant le principe de primauté du droit communautaire. Son parcours illustre la mutation de l’idéologie administrative d’un nationalisme autoritaire à un communautarisme fédéraliste, dont il devient l’un des hérauts. Entre 1952 et 1964, Lagrange inspire également le statut de la fonction publique communautaire, prolongeant ainsi son action d’architecte du corps administratif, après avoir conçu sous Vichy celui de la fonction publique française.
Cette continuité doctrinale, loin d’être accidentelle, témoigne pour Antonin Cohen d’une capacité de certains technocrates à se réinventer tout en instillant des éléments de leur culture administrative antérieure dans les nouvelles institutions européennes. L’Europe communautaire, notamment sa Haute administration, ne s’est pas construite en rupture totale avec l’ancien personnel d’État du régime de Vichy, mais bien plus sur son intégration pragmatique et discrète.
Le recyclage des élites de Vichy, une exception ou une règle ?
L’exemple de Lagrange alimente la polémique sur la nature profonde de la construction européenne. Annie Lacroix-Riz insiste sur le fait que des pans entiers de la haute administration, du monde judiciaire, voire des milieux politiques et économiques ont été « recyclés » dans la République puis dans l’Europe, sous l’égide d’intérêts supérieurs, ceux du capital et de « la stabilité ». La critique s’arrête moins sur les personnes que sur la logique systémique : la légitimité européenne s’est bâtie, en France, en évacuant la question de la responsabilité des élites dans la collaboration, tout en misant sur une mémoire réversible, où compétence et efficacité excusaient presque tout.
Antonin Cohen, dans des ouvrages solidement étayés par les archives, montre que la technostructure française a su faire valoir ses réseaux et son savoir-faire au service de la construction communautaire, tout en relégitimant son passé sous couvert de modernité et de progrès européen, brouillant ainsi les frontières entre ruptures et continuités politiques.
Maurice Lagrange demeure le symbole éclatant, presque gênant, des ambiguïtés fondamentales sur lesquelles s’est partiellement édifiée l’Europe d’après-guerre : une Europe juridique qui promettait l’ouverture et la lutte contre les discriminations, mais dont les artisans furent parfois les mêmes que ceux qui organisèrent, une décennie auparavant, la discrimination la plus radicale. Sa trajectoire, emblématique, invite à interroger la mémoire collective européenne et l’impératif de vigilance face à toute forme de recyclage des élites, sujet d’une actualité politique et morale intacte.