
En mai 1967, la Guadeloupe a été le théâtre d’un des épisodes les plus tragiques et les plus occultés de l’histoire contemporaine française : les événements de Mai 67, ou « Mé 67 » en créole. Pourtant, ce massacre, qui a profondément marqué la mémoire guadeloupéenne, reste largement méconnu, voire ignoré, en métropole, où l’on préfère se souvenir de Mai 68 et de ses révoltes étudiantes plutôt que de ce bain de sang colonial.
Un contexte de tensions sociales et raciales
Les années 1960 sont marquées en Guadeloupe par une crise sociale aiguë, une poussée autonomiste et indépendantiste, et un pouvoir central sourd aux revendications locales. La départementalisation, censée régler la « question coloniale », n’a fait qu’exacerber les inégalités et le sentiment d’abandon. À cela s’ajoute l’ouragan Inez, qui ravage l’île en 1966, plongeant une grande partie de la population dans la précarité.
L’étincelle survient en mars 1967, lorsqu’un commerçant blanc agresse un cordonnier noir, handicapé, à Basse-Terre. L’indignation est immédiate : la voiture du commerçant est incendiée, son magasin saccagé, et la ville quadrillée par la police. Ce climat de tension raciale et sociale débouche, deux mois plus tard, sur une grève des ouvriers du bâtiment à Pointe-à-Pitre, qui réclament de meilleures conditions de travail et une hausse des salaires.
Les journées sanglantes de Pointe-à-Pitre
Les 26, 27 et 28 mai 1967, alors que les négociations s’enlisent, la contestation s’amplifie. Manifestants, ouvriers, syndicats et militants indépendantistes descendent dans la rue. La répression est brutale. Le préfet Pierre Bolotte, ancien d’Indochine et d’Algérie, donne l’ordre de tirer « en faisant usage de toutes les armes ». Sur la Place de la Victoire, les forces de l’ordre ouvrent le feu sur la foule. Jacques Nestor, militant du GONG (Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe), est abattu de deux balles dans le ventre. D’autres suivent : tirs à la tête, exécutions sommaires, rafales automatiques dans les rues bondées.
La ville est littéralement « nettoyée » par les CRS, gendarmes mobiles et parachutistes, appuyés par des policiers locaux. Les magasins sont pillés, des immeubles incendiés, la population terrorisée. Le couvre-feu est instauré, tandis que la radio d’État annonce que « le calme est revenu ».
Un bilan humain occulté
Le nombre de victimes reste à ce jour incertain, tant l’État a cherché à minimiser l’ampleur du drame. Le chiffre officiel fait état de 7 à 8 morts. Mais selon des recherches ultérieures, le bilan réel serait de plusieurs dizaines, voire près de 200 morts selon certains historiens et témoins. Des témoignages évoquent des « piles de cadavres dans la préfecture », des disparitions non élucidées, des familles endeuillées et réduites au silence.
Une mémoire effacée, un massacre oublié
Pourquoi ce massacre est-il si peu connu en France hexagonale ? Ce silence, qualifié d’« effacement mémoriel », n’est pas un hasard. Il s’inscrit dans une longue tradition d’occultation des violences coloniales commises par l’État français, que ce soit en Algérie, à Madagascar ou dans les Antilles. La répression de Mai 67 fut « ordonnée sciemment sur le terrain et approuvée par le gouvernement sous la présidence du général de Gaulle », selon l’historien Benjamin Stora. Pourtant, aucune reconnaissance officielle, aucun hommage national, aucune inscription dans les manuels scolaires. En métropole, l’événement est relégué aux marges de l’histoire, comme s’il n’avait jamais existé.
En Guadeloupe, en revanche, Mé 67 reste un traumatisme profond. Les familles des victimes, les survivants, les militants n’ont jamais cessé de réclamer vérité et justice. Des fresques, des commémorations locales, des travaux d’historiens et d’artistes tentent de raviver la mémoire de ces journées sanglantes. Mais le sentiment d’injustice demeure, alimenté par l’oubli et le mépris de la métropole.
La nécessité de se souvenir
Déplorer l’oubli de Mai 67, c’est dénoncer la persistance d’un regard colonial sur l’histoire française. C’est rappeler que la République, tout en se proclamant « une et indivisible », a su, à plusieurs reprises, sacrifier ses citoyens ultramarins sur l’autel de l’ordre et du silence. C’est aussi reconnaître que les luttes sociales et antiracistes menées en Guadeloupe, loin d’être anecdotiques, sont au cœur de l’histoire nationale.
Aujourd’hui, alors que la question des violences policières et des discriminations raciales resurgit dans le débat public, il est plus que jamais nécessaire de briser l’omerta sur Mé 67. Non pour raviver les haines, mais pour rendre justice à la mémoire des victimes, et permettre à la France de regarder en face toutes les pages de son histoire, y compris les plus sombres.