
Otto von Bolschwing fut l’un des exemples les plus emblématiques du recrutement de nazis par l’intelligence américaine pendant la Guerre froide, incarnant la dérive stratégique de l’opération Bloodstone fomentée par Frank Wisner au sein de la CIA. Sa trajectoire, du renseignement nazi au rôle d’agent pour les États-Unis, révèle les paradoxes moraux et politiques de la lutte anticommuniste de l’après-guerre.
Ascension sous le nazisme
Conseiller d’Adolf Eichmann, Otto von Bolschwing s’implique directement dans la persécution des Juifs, notamment lors du pogrom de Bucarest. Son appartenance à la branche extérieure du RSHA, puis à l’intelligence du SD, fit de lui un expert de l’infiltration anticommuniste en Europe orientale, tout en étant largement compromis par les crimes du régime hitlérien. Après la guerre, comme beaucoup d’officiers du renseignement nazi, il se retrouva sans débouchés, cherchant à convertir son expertise contre le nouvel ennemi soviétique.
Recrutement par la CIA : Critchfield et Wisner
L’intensification du conflit Est-Ouest ouvre aux Américains une brèche inattendue. Frank Wisner, architecte de l’opération Bloodstone, dirigea au sein de l’OSS puis de la CIA la mobilisation et le recyclage des anciens ennemis pour alimenter la guerre clandestine contre Moscou. Le chef de station à Pullach, James H. Critchfield, fut l’un des soutiens essentiels de von Bolschwing : « Nous sommes convaincus que les opérations roumaines de Bolschwing, ses relations politiques et de renseignement internes en Autriche, et son savoir sur les activités d’Odeum en Autriche en font un homme précieux que nous devons contrôler ».

Cette conviction n’allait pas sans réserves. Critchfield, lucide sur le caractère aventurier et peu fiable de Bolschwing, le considérait dans des mémos internes comme un « intrigant », capable de manipuler pour rester dans les bons papiers de ses interlocuteurs.
Opération Bloodstone et contexte CIA
Bloodstone visite à enrôler des collaborateurs nazis ou fascistes dans les réseaux américains pour combattre le communisme, parfois via des missions secrètes à haut risque en Europe centrale et orientale. Bolschwing, infiltré à Vienne puis en Autriche sous l’égide de la CIA à partir de 1950, encadrait des réseaux chargés de l’infiltration en Roumanie, en Hongrie et, plus tard, en Tchécoslovaquie. À cette fin, il a reçu des financements pour créer une structure parallèle à l’Organisation Gehlen, censée surveiller et pénétrer les appareils de renseignement soviétiques… tout en surveillant les agissements de ses anciens camarades du Gehlen-BND.

Mais dès 1951, l’évaluation du rendement du réseau Bolschwing s’avéra décevante. James Critchfield dénonça alors sa faible efficacité, son incapacité à développer le réseau infiltré… tout en maintenant le secret sur son passé SS, pour éviter un scandale public et protéger la réputation de la CIA.
Révélations et dilemmes éthiques
Les historiens Richard Breitman et Norman JW Goda, dans leur ouvrage majeur « US Intelligence and the Nazis » (Cambridge UP, 2004), démontrent la profondeur de l’implication américaine dans le recyclage des agents nazis pour devenir des atouts de guerre contre l’URSS. L’exploitation des réseaux Gehlen, l’emploi d’agents comme von Bolschwing, et la couverture systématique des compromissions ont contribué à masquer pendant des décennies l’ampleur du phénomène.

L’étude de Breitman et Goda s’appuie sur la divulgation de plus de huit millions de pages d’archives déclassifiées, qui révèlent non seulement le rôle de Bolschwing dans les pogroms et l’exil des criminels nazis, mais aussi les manœuvres du renseignement pour neutraliser les enquêtes alliées et autrichiennes à son sujet.
Bilan et héritage
Von Bolschwing fini par immigrer aux États-Unis dans les années 1950, bénéficiant d’un réseau de sauvegarde mis en place par l’intelligence américaine. Son histoire illustre parfaitement les dérives et les contradictions du recrutement nazi orchestré dans Bloodstone, et pose la question de la frontière entre pragmatisme stratégique et compromission morale.
James Critchfield, en tant que témoin et acteur à la fois lucide et complice du système, incarne l’ambivalence du renseignement américain de l’époque : allier lutte anticommuniste et blanchiment d’agents compromis, dans un jeu de dupes où la victoire sur l’URSS justifiait (presque) tout.
Les travaux de Breitman et Goda restent une source incontournable pour saisir cet épisode historique et ses conséquences, révélant comment le secret, le calcul et l’urgence géopolitique ont modelé le renseignement occidental à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.