
Le mouvement Solidarnosc, né en 1980 en Pologne comme le premier syndicat indépendant dans le bloc communiste, a marqué un tournant majeur dans l’histoire de la contestation socialiste. Initié spontanément par des travailleurs des chantiers navals de Gdansk, il rassemblait rapidement plus de 10 millions de membres, un véritable tsunami populaire revendiquant à la fois des droits sociaux et politiques. Cependant, loin d’être un simple mouvement local, Solidarnosc a très vite pris une dimension internationale, notamment dans le contexte de la guerre froide, où la CIA américaine a vu en ce mouvement une opportunité stratégique pour affaiblir l’influence soviétique en Europe de l’Est.

Le soutien clandestin de la CIA selon Seth G. Jones
L’historien et expert en opérations secrètes Seth G. Jones révèle à travers ses travaux que la CIA a joué un rôle crucial dans le soutien à Solidarnosc, d’abord à partir de 1982 sous la présidence de Ronald Reagan. Cette aide, dont le budget annuel pouvait atteindre plusieurs millions de dollars, s’est manifestée par un système complexe de financements, de fourniture de matériel (photocopieurs, moyens de communication), et de soutien logistique discret organisé via des réseaux internationaux d’émigrés polonais ou des relais religieux, notamment en lien avec le Vatican.

La CIA ne créa pas Solidarnosc, bien au contraire, ce mouvement était une mobilisation spontanée issue de la révolte des travailleurs polonais contre le régime communiste. Mais une fois le potentiel politique et symbolique de Solidarnosc identifié, l’agence de renseignement américaine entreprit de renforcer sa capacité à résister, notamment après la proclamation de la loi martiale en décembre 1981, qui tente de briser le mouvement. L’aide américaine demeura précautionneuse pour ne pas entacher la légitimité du mouvement et éviter la propagande du régime communiste polonais, qui cherchait à présenter Solidarnosc comme une marionnette occidentale.
Cette opération secrète connue sous le nom de code « QRHELPFUL » a été l’une des plus sophistiquées de la CIA durant la guerre froide, combinant financement direct, diffusion de littérature dissidente, aide à la clandestinité et mobilisation internationale. La CIA coopère avec d’autres acteurs, notamment des agents du renseignement britannique (MI6) et des acteurs religieux, pour s’assurer que Solidarnosc reste viable et influent. Cette dynamique a contribué à la chute progressiste du régime communiste en Pologne, avec le retour à un système pluraliste dès la fin des années 1980.
Une lecture critique avec Bruno Drweski
Bruno Drweski, historien et politologue spécialiste de l’Europe de l’Est, propose une lecture nuancée et critique de cette relation. Dans son ouvrage Une solidarité qui a coûté cher, il insiste sur l’origine populaire et socialiste du mouvement Solidarnosc, qui souhaitait initialement rénover le socialisme par l’autogestion, tout en rejetant le despotisme du régime communiste. Selon lui, cette incarnation d’une exigence sociale et politique authentique a été rapidement contournée par des courants intellectuels et politiques favorables à une transition libérale, appuyés par des aides occidentales, notamment américaines.

Drweski voit dans l’intervention de la CIA non seulement une aide militaire et matérielle, mais aussi une menace à la nature même du mouvement, le transformant en une force au service d’une contre-révolution capitaliste. Cette instrumentalisation a accéléré l’effondrement du modèle socialiste polonais vers un capitalisme sauvage, soutenu par un parti de l’ancienne nomenklatura communiste et les puissances occidentales. Pour lui, la CIA a contribué à ce que Solidarnosc soit récupérée politiquement pour orienter la Pologne dans un sens anticommuniste, au détriment des aspirations populaires originelles.
Cet éclairage rappelle que la période des années 1980 en Pologne fut le théâtre d’une bataille d’influences multiples, où s’affrontaient différents projets de société. La CIA apparaissait comme un levier extérieur essentiel, mais Drweski met en garde contre une vision trop manichéenne qui ferait de Solidarnosc un simple agent des États-Unis. Plutôt, il s’agissait d’un processus complexe où les forces populaires, les élites dissidentes et les puissances étrangères coexistaient, tantôt s’alliaient, tantôt s’affrontaient, dans la trajectoire tumultueuse conduisant à la chute du communisme en Europe de l’Est.
L’héritage de Solidarnosc et la guerre froide
L’engagement de la CIA pour soutenir Solidarnosc s’inscrit dans une stratégie globale américaine d’endiguement du communisme par tous les moyens, politique codifiée depuis les débuts de la guerre froide. Entre financements, opérations clandestines et propagande, la CIA a investi dans la contestation des régimes communistes, avec plus ou moins de succès et une discrétion variable. Le cas de Solidarnosc illustre à la fois la puissance d’un mouvement populaire et la façon dont les grandes puissances peuvent s’en servir comme levier géopolitique.
La relation Solidarnosc-CIA demeure une illustration emblématique des complexités de la guerre froide où les réseaux d’influence, les opérations secrètes et les mouvements sociaux ont coexisté dans un jeu d’ombres, parfois au prix d’une instrumentalisation des aspirations populaires. Ce double visage de Solidarnosc, à la fois mouvement spontané et acteur d’une lutte géopolitique orchestrée, continue de nourrir les débats historiques et politiques sur les transitions démocratiques en Europe de l’Est.


